mercredi 28 novembre 2012

La cérémonie

Le 27 novembre, à 17h, à l'Opéra de Lausanne,  la remise officielle des prix et des bourses culturelles 2012 de la Fondation Leenaards a été organisée. J'ai eu l'immense chance et privilège d'être parmi les huit lauréats d'une bourse culturelle en tant qu'auteur dramatique. Pour célébrer ce moment de manière légèrement décalée, j'ai choisi d'écrire un court texte présentant ce que je souhaitais accomplir avec l'argent de ma bourse.

On m’a dit
          Ce serait bien que vous nous écriviez quelque chose pour la cérémonie
          Vous comprenez
          C’est important que chaque boursier se présente
          Donne un bref aperçu de son talent
          De la raison pour laquelle nous avons décidé de le récompenser
          Les photographes photographient
          Les chorégraphes chorégraphient
          Les dessinateurs dessinent
          Les musiciens musiquent
          Donc très logiquement, les écrivains écrivent
          Toutefois
          Comme ce n’est en rien spectaculaire un écrivain qui écrit
          Ce serait préférable que vous écriviez votre texte avant
          Vous nous le lirez le soir de la cérémonie
                      D’accord
                      C’est ce que je vais faire
Et donc je me suis lancé avec beaucoup d’application dans l’écriture d’un texte très lyrique sur la nécessité intérieure qui doit animer l’écrivain
Un texte empli de grandes phrases et de mots compliqués, tous choisis avec soin dans le dictionnaire
Un texte digne de tous les éloges pour les nombreuses références savantes qui le parsemaient
Hier soir, alors que je relisais une dernière fois ma prose pour m’assurer de son excellence, ma compagne m’a dit
          J’espère qu’il sera drôle ton texte au moins
          Tu comprends
          Je ne viens pas à Lausanne pour m’ennuyer
Moi, je me suis senti pâlir
                     C’est une cérémonie officielle
                     Nous serons à l’opéra
                     Je suis obligé d’être un peu sérieux
          Mais qu’est-ce que tu racontes ?
          C’est justement parce que nous serons à l’opéra que tu te dois d’être drôle
Parvenu à ce point de mon récit, il est nécessaire de vous préciser que ma compagne est enceinte
Qui plus est, d’un enfant que nous avons conçu ensemble
C’est la raison pour laquelle, cette nuit, j’ai brûlé mon premier texte et j’ai tenté d’en écrire un autre
C’est difficile d’être drôle
Enfin ce n’est pas si difficile
Mais parfois, à force de vouloir être drôle, on n’en finit par oublier la raison pour laquelle on a commencé à écrire
On est juste dans le gag
La phrase facile
Le texte n’a aucune colonne vertébrale
Ça m’est arrivé une fois
J’ai réussi à écrire une pièce qui contenait la matière pour trente pièces différentes
Mais aucune n’était développée
Alors j’ai décidé de revenir sur cet échec
D’en faire quelque chose de constructif
Il y avait ce court monologue que je souhaite retravailler pour lui donner un format plus ample
Ça commençait comme ça
          Je suis le produit d’une longue lignée de bourgeois bâlois
          Nous avons fait fortune dans la banque et la chimie
          Ma famille se complait dans une image vertueuse
          Cette image a façonné notre imaginaire depuis cent cinquante ans
          Nous sommes parmi les principaux donateurs de l’opéra de Bâle
Vous avez raison
Ce n’est pas très malin de ma part de prononcer ces mots dans cette belle salle récemment rénovée de l’opéra de Lausanne
Mais ne vous méprenez pas
Ce n’est pas moi qui parle
C’est mon personnage
Personnellement je n’ai rien contre la bourgeoisie suisse
Ni contre la Suisse d’ailleurs
Je m’arrête
Je vois ma compagne qui s’agite sur son siège
Ce qui me tient à cœur, c’est de réussir à tisser au sein d’un même texte ce qui ressort de la mémoire collective et d’une mémoire plus intime
Pendant longtemps, je me suis intéressé uniquement à la mémoire collective
A la grande histoire
Un jour, un écrivain que j’admirais beaucoup et que je rencontrais pour la première fois m’a dit
          C’est bien ce que tu écris
          Vraiment
          C’est bien construit
          C’est plutôt intelligent
          On sent que tu connais tes sujets
          Mais pourquoi tu te caches ?
Ça m’a laissé sans voix
Je veux dire
          Oui, le plus souvent, j’étais comme absent de mes textes
          Je me comportais plus en sociologue qu’en véritable écrivain
En réaction à cette rencontre, j’ai écrit
          Je me méfie de l’homme occidental (encore plus quand il est de gauche) 
Une sorte de portrait en creux
Un laminage en règle de la bonne conscience de gauche
De la mienne évidemment
Il y a un thème qui me travaille depuis longtemps
C’est celui de la communauté
Comment elle se forme ?
Comment elle perdure ?
Est-ce sur un projet collectif, un socle de valeurs communes ou contre un groupe social déterminé ?
Moi, quand j’étais enfant, ma mère pour ranger ma chambre me disait
          Ici, nous ne sommes pas chez les bohémiens
Tout le temps, elle me répétait
          Ici, nous ne sommes pas chez les bohémiens
Pourtant elle n’était pas raciste
Elle tenait juste à me signifier
          Ici, nous sommes en Suisse
          Et en Suisse, tout est propre en ordre
          Alors tu vas immédiatement ranger ta chambre
          Sinon tu vas recevoir une branlée dont tu souviendras toute ta vie
C’est ça que je devais comprendre quand ma mère me disait
          Ici, nous ne sommes pas chez les bohémiens
A aucun moment, elle n’aurait osé insinuer que chez les bohémiens, ça puisse être le bordel
Bon
Peut-être un peu
On oublie trop souvent que les mots ont un sens
Que les mots façonnent notre manière de penser
Ils structurent notre esprit
Comme je vais être bientôt papa, j’ai appelé cette pièce à écrire sur nous et les roms
          Tout ira bien 
Comme Wajdi Mouawad, j’ai la croyance un peu folle qu’une des fonctions du théâtre est de redonner du sens à un monde qui en est de plus en plus privé
C’est vrai
Regardez les licenciements et autres plans de restructuration massifs à travers l’Europe
Il y a de quoi se poser des questions
Moi, je suis fils d’ouvrier
Pourquoi est-ce que nous travaillons ?
Pour gagner notre vie ?
C’est quoi gagner sa vie ?
Je ne sais pas si vous avez remarqué
Aujourd’hui le plus souvent, quand on parle des ouvriers, c’est quand ils sont licenciés
Quand ils se transforment en chômeurs justement
Alors j’ai décidé d’écrire un texte sur un ouvrier
Sur la journée d’un ouvrier
Le titre, c’est
          Tu étais vivant mais tu ne le savais pas 
Tout un programme 
Ce que j’aimerais, c’est que la forme même de l’écriture transmette de manière sensible le caractère mécanique du métier d’ouvrier
Mais sans notations émotionnelles, ni sentimentales
Oui
Comment l’écriture est-elle capable de rendre compte du monde ?
Même s’il s’agit ici d’un monde restreint
Un monde caché
Le monde de mes parents
Excusez-moi
Il faut vraiment que je m’arrête
J’ai promis de ne pas faire trop long
Et en plus, je vois au visage de ma compagne que je n’ai pas réussi à être drôle

lundi 19 novembre 2012

Ma nuit transfigurée

Texte pour une soirée littéraire à Sévelin 36 à Lausanne. La consigne était d'écrire après avoir vu La nuit transfigurée, chorégraphie de Philippe Saire.

Il y a le souffle d’abord
 Il y a ce que tu sais
Et il y a ce que tu vois
Ce que tu sais, c’est la vie d’Arnold Schoenberg
Son amour pour Mathilde Von Zemlinsky
C’est l’histoire de cette pièce musicale La nuit transfigurée composée en 1899
Son argument
Le poème dont elle est inspirée
Cette promenade nocturne d’un couple d’amoureux
 La femme qui apprend à l’homme qu’elle attend un enfant d’un autre
Cette apologie de la maternité qui efface tout
Qui dépasse toutes les trahisons
Ce que tu sais aussi, c’est la vie d’Antonio Vivaldi
Un compositeur dont tu n’as jamais vraiment apprécié la musique
Mais que souvent
Oui, très souvent, tu as imaginé, grand prêtre roux arpentant l’entrelacs de ruelles de Venise pendant la première moitié du 18ième siècle
Un personnage hors du commun
Un héros pour roman d’aventures
Ce que tu sais encore, ce sont les mots du chorégraphe que tu as lus sur le programme
Ces raisons pour joindre ces deux pièces musicales si dissemblables
Son intention
À quel voyage il voudrait te convier
Et ce que tu vois
Ce que tu vois, c’est ce qui se déroule devant toi
L’espace devant toi
Les corps devant toi
Le silence
          Est-ce que tu dois relier ce que tu sais et ce que tu vois ?
Je veux dire
          Est-ce que ton savoir doit se mélanger à tes perceptions ?
          Est-ce qu’il est important de savoir pour percevoir ?
C’est encore et toujours la même question
          L’œuvre d’art se suffit-elle à elle-même ?
On n’en finit pas avec cette question
Surtout maintenant que tout le monde ne jure que par la médiation culturelle
Cette satanée médiation culturelle
          L’œuvre d’art se suffit-elle à elle-même ?
Même avec la meilleure volonté du monde, tu ne seras jamais ce spectateur idéal
Ce spectateur qui regarde le spectacle devant soi comme si c’était la première fois
Toujours la première fois
Comme dans ce film de Pier Paolo Pasolini que tu aimes tant
Au loin s’en vont les nuages 
 Toi, il y a longtemps que tu as perdu ta virginité de spectateur
Alors arrête de penser maintenant
Arrête de penser
Tu me fatigues
C’est un spectacle de danse
Tu as la chance d’être à l’opéra
Ce n’est pas si souvent que tu vas à l’opéra
La dernière fois, tu ne te souviens même pas quand c’était
Alors profite
Laisse-toi aller
Je sais
Je sais
C’est toujours plus facile à dire qu’à faire
Mais essaie
On recommence ?
Il y a le souffle d’abord
Dans cette grande boite noire, il y a le souffle
Le bruit d’une respiration
Et des hommes aux yeux maquillés
Des hommes aux yeux beaucoup trop maquillés
C’est que tu n’aimes pas ça quand le maquillage est trop voyant
Sur une scène comme dans la vie
Jamais trop de maquillage
De l’attrape-couillon comme le dit si bien une de tes amies
Le regard qui doit se suffire à lui-même
Et leurs casques de cheveux
Ce n’est pas possible ces casques de cheveux
Enfin qu’est-ce que ça veut dire ?
On dirait un boys band
Oui, ils ressemblent aux One direction 
Tu sais
Ce groupe qui affole toutes les adolescentes de la terre
Arrête s’il te plait
Tu es simplement jaloux
Tout ça parce que des cheveux, toi, tu en as de moins en moins
Alors tu voudrais leur arracher leurs casques de cheveux
Les piétiner
Les brûler
Qu’ils ressentent eux aussi dans leur chair la douleur de la perte des cheveux
Et voilà qu’à leur tour, ils tombent
Oui
Leurs casques de cheveux tombent
Réjouis-toi
De vulgaires perruques
Même ceux de la femme tombent
Oui, tu n’as pas encore parlé de la femme
Elle est là
Au milieu de ces quatre hommes
De brune, elle devient blonde
Elle excite leur concupiscence
Eux se préparent au combat
Ils courent autour de la scène comme sur une piste d’athlétisme
Ils aiguisent leurs armes
Toi, tu trouves ça fatigant de toujours devoir se battre
Tu rêverais de ne plus avoir à te battre
Le couple comme refuge
Regarde
Des bois de cerfs envahissent le plateau
C’est parti pour le combat des chefs
Et maintenant, tu penses à The deer hunter 
Explique-moi pourquoi tu penses à The deer hunter ?
Enfin bien sûr, il y a des bois de cerfs sur le plateau
Mais rien de commun avec le film de Michael Cimino et son histoire d’amitié virile sur fond de guerre du Vietnam
Tu as toujours de ces idées bizarres
Franchement, par moment, je ne sais pas ce qui te passe par la tête
Je te jure
Allez
On enlève les bois de cerfs
Oui
On les enlève
Merci
C’est bien tout ce blanc maintenant
C’est peut-être un peu trop tranché comme contraste
Toi, La nuit transfigurée de Schoenberg, tu ne trouves pas ça si noire
Là, tu parles de la musique
De ce qu’elle t’évoque en dehors de toute considération pour le poème dont elle est inspirée
Donc Schoenberg, ce serait le noir
Et Vivaldi, le blanc
Mais qu’est-ce qu’ils font ?
Dis-leur d’arrêter
Ce n’est pas possible
La pauvre costumière
Tous les jours, faut qu’elle nettoie ça
Et les techniciens chargés du plateau
Non
Regarde-les
Ils s’en mettent de partout
Même dans les cheveux
C’est quoi ?
Un rituel de purification ?
Ça doit être ça
Ils se purifient
Ils se lavent de tous leurs pêchés
La concupiscence
L’adultère
L’enfant à naitre
Maintenant ils vont vers la lumière
Ils vont vers le seigneur
Ce n’est pas sans souffrance
Ni joie
Une joie terrible
Il y a l’homme-cerf qui crie
Tu voudrais que son cri te déchire les tympans
Tu voudrais que son cri ne s’arrête jamais
Tes tympans déchirés
C’est la danse des squelettes
Comme dans un film de Jean Rouch
Une tribu africaine se peint le corps en blanc
Elle devient le vivant et le mort dans le même temps
Ton corps transfigurée
Ta nuit transfigurée
Qu’est-ce que tu attends ?
Enlève tes vêtements
Jette ton corps dans la bataille
Roule-toi dans la peinture
Oublie ce qui était avant
Fini la question sur l’œuvre d’art qui doit se suffire à elle-même
Tu n’as plus qu’à crier toi aussi
Sentir la vie te traverser
Ne plus être que mouvement
Épure du geste
Marche en avant
Tentative pour échapper à la mort
Transfigurer la mort
Trop tard
Trop tard
D’abord
D’abord, il y a le souffle

vendredi 11 mai 2012

Solange

Solange est une pièce écrite pour la classe 1126B du Cycle de Cayla à Genève. Les comédiens comme les personnages sont des adolescents entre quatorze et seize ans. Les intermèdes sont normalement prévus pour être réalisés en vidéo comme des témoignages pris sur le vif sans affect théâtral. La pièce sera créée début juin 2012 dans une mise en scène de Sandra Mini-Martins.

I. – 

Dans le noir.

KEISHA. – Qu’est-ce que tu fais ? Avance.
AXOU. – Je n’ai pas envie de tomber.
KEISHA. – Il y a sûrement un interrupteur quelque part.
AXOU. – Je ne le trouve pas.
SOLANGE. – Où est-ce qu’on est ?
KEISHA (à SOLANGE). – Donne-moi la main.
JADE. – Arrête de pousser.
GWEN. – J’ai glissé.
KEISHA. – Et cet interrupteur ?
AXOU. – Si tu crois que c’est facile.
GWEN. – Vous avez entendu ce bruit ?
JADE. – Quel bruit ?
GWEN. – Ce bruit. Comme un grognement. Il y a quelqu’un. Je suis sûre qu’il y a quelqu’un.
AXOU. – GWEN.
GWEN. – On m’a touchée. Je vous dis qu’on m’a touchée.
KEISHA. – C’est moi. On n’est pas dans un film. Il ne va rien nous arriver.

Lumière. Murs nus en béton. La pièce est vide. A l’exception, d’un vieux matelas une place, d’un sac de couchage et de quelques affaires personnelles. 

GWEN. – C’est quoi cet endroit ?
SOLANGE. – Il y a quelqu’un qui habite ici.
AXOU. – Qui peut crécher dans un endroit pareil ?
 KEISHA. – Un clochard ou quelqu’un comme ça.
SOLANGE. – Nous ne devrions pas rester là.
KEISHA. – On ne risque rien.
GWEN. – Je n’aime pas ça. Si le type est caché quelque part. Qu’il nous mate ou qu’il nous filme avec des caméras.
AXOU (s’asseyant sur le matelas). – La parano.
GWEN. – Tu es dingue de t’asseoir là.
AXOU. – Ce sera moins froid que le béton.
GWEN. – Et s’il y a des bêtes ou d’autres trucs ?
AXOU (aux autres filles qui s’assoient). – Serrez-vous.
GWEN. – Moi, je reste debout.

Un temps. 

JADE. – Dites quelque chose. Ça devient flippant.
SOLANGE (se levant). – Je m’en vais.
AXOU. – Tu ne peux pas.
KEISHA. – Elle a raison. Tu ne peux pas.
SOLANGE. – Je fais ce que je veux. Mes parents vont me tuer.
JADE. – Pourquoi ils feraient ça ?
SOLANGE. – Parce que.
GWEN. – Dis-nous.
SOLANGE. – Ils vont me tuer.
KEISHA. – Qu’est-ce qu’il y a ?
AXOU. – Accouche maintenant.
KEISHA. – Ne l’engueule pas.
 AXOU. – On ne va pas attendre des heures qu’elle se décide à parler.
SOLANGE. – Je suis enceinte.
 KEISHA. – Quoi ?
SOLANGE. – Je suis enceinte.
AXOU. – De qui ?
SOLANGE. – Je ne peux pas le dire.
JADE. – Qu’est-ce que tu vas faire ?
GWEN. – Tu n’es plus vierge ?
AXOU. – Si elle est enceinte.

Un temps. 

KEISHA. – Pourquoi tu ne nous as rien dit ?
AXOU. – Tu ne prends pas la pilule ?
SOLANGE. – Ma mère ne veut pas.
KEISHA. – Et les préservatifs ?
SOLANGE. – Il m’a dit que c’était mieux sans.
 KEISHA. – Les garçons diraient n’importe quoi.
GWEN. – Et la pilule du lendemain ?
AXOU. – Si on l’appelle du lendemain, ce n’est pas pour rien.

Un temps. 

SOLANGE. – Je suis foutue.
GWEN. – Tu dois tout dire à tes parents.
SOLANGE. – Jamais de la vie. Ma mère m’a dit que je devais rester vierge jusqu’au mariage. Si je leur annonce, ils me tueront.
JADE. – Pas tes parents.
AXOU. – Tous les jours, ça arrive. C’est marqué dans le 20 minutes.
KEISHA. – Pas chez nous.
AXOU. – Ici aussi. Le mois dernier, c’est arrivé. Un temps.
AXOU. – Tu n’as pas le choix. C’est l’avortement.
SOLANGE. – Je ne peux pas.
AXOU. – Tu es beaucoup trop jeune.
KEISHA. – Si elle a envie de le garder.
JADE. – Elle peut le faire adopter.
KEISHA. – Tu en as parlé à celui qui t’a fait ça ? Ce n’est pas de ta faute. On y va ensemble. Je lui dis à ta place.
SOLANGE. – C’est PEDRO.
KEISHA. – Ce type ?
AXOU. – Tu as couché avec PEDRO ?
KEISHA. – Pourquoi tu as fait ça ?
 GWEN. – Tu es enceinte de PEDRO ?
SOLANGE. – C’est pour ça que je ne vous ai rien dit.
KEISHA. – Il a une copine.
SOLANGE. – Il était gentil. On se voyait en cachette. Et puis.
KEISHA. – Ça m’énerve.
SOLANGE. – Je suis désolée.

DANTE entre. 

DANTE. – Qu’est-ce que vous faites là ?
KEISHA. – Et toi ?
DANTE. – C’est chez moi ici.
KEISHA. – On avait besoin d’un endroit tranquille pour discuter.
GWEN. – Je le reconnais. Il était à l’école avec nous l’année dernière.
DANTE. – Vous n’avez rien à faire là.
SOLANGE. – C’est vrai ce qu’elle dit ?
DANTE. – Ça ne vous regarde pas.
KEISHA. – Je me souviens. Une embrouille avec tes parents ou je ne sais quoi.
AXOU. – C’est quoi cette pièce ?
DANTE. – Un ancien local de rangement.
 KEISHA. – Qui t’a permis de dormir ici ? GWEN. – Et tes parents, ils ne disent rien ?
DANTE. – Arrêtez avec vos questions. C’est ma vie.

Un temps. 

GWEN. – Tu as une soeur qui est avec nous à l’école. C’est quoi son nom ? Je ne me rappelle plus. JOANNA.
SOLANGE. – Comment tu fais pour manger ?
 DANTE. – Il ne faut pas qu’on vous trouve ici. J’ai promis de n’amener personne.
KEISHA. – On n’a pas fait exprès. On était dans le noir.
GWEN. – SOLANGE est enceinte.
AXOU. – GWEN.
GWEN. – Il ne va pas le répéter.
KEISHA. – Tais-toi.
GWEN. – C’est sorti tout seul.
DANTE. – Elles ne m’intéressent pas vos histoires. Restez encore un moment si vous voulez. Ne dites à personne que vous m’avez vu. Je reviens dans une heure. Il va pour sortir.
SOLANGE. – Attends. Comment tu t’appelles ?
KEISHA. – Dis-nous au moins ton nom.

INTERMEDE 1 

GWEN. – SOLANGE nous a rejointes au centre commercial. Elle était en retard. Ça ne lui ressemble pas d’être en retard. On sentait qu’il y avait quelque chose qui n’allait pas. Mais elle n’a pas voulu nous dire quoi. C’est KEISHA qui a proposé d’aller dans le parking. Moi, je ne voulais pas. Puis quand on y était, on s’est retrouvées dans un couloir et la lumière s’est éteinte. C’était comme dans un film d’horreur. Je me suis mise à flipper grave. Après AXOU a trouvé la lumière et SOLANGE nous a dit qu’elle était enceinte. Puis il y a ce garçon, DANTE, qui vit dans le parking qui est apparu. C’était très étrange. Puis DANTE est parti. Nous, on a discuté encore un moment. SOLANGE était vraiment mal. Elle s’est mise à pleurer. On a essayé de la consoler. On ne savait pas trop quoi faire. Je remercie le ciel que ce n’était pas moi qui était enceinte. Je ne sais pas comment je ferais si c’était moi. Tant que ça ne t’arrive pas, c’est impossible de savoir.

Scène imaginaire de répétitions 2

(Extrait du Journal de création de Katharina)

GILLES, JULIEN et JÉRÔME.
JÉRÔME prend des notes. 

GILLES
J'ai 53 ans
Ce qui fait que j'avais 17 ans en 1974
L'année de la parution de L'honneur perdu de Katharina Blum
J'en avais 18 en 1975  quand le film est sorti 
Je ne suis pas allemand
Je suis suisse
C'est important de dire que je suis suisse
Je suis devenu comédien
Très vite je suis devenu comédien
J'ai intégré une école
Après mon diplôme, je suis parti en Allemagne
Vivre en Allemagne
Travailler en Allemagne
J'ai intégré une troupe permanente
J'ai tout joué
Ce que décrit le livre de Böll
Ce dont parle ta pièce
Je l'ai vécu
Véritablement vécu
J'étais en Allemagne dans la deuxième moitié des années 1970
J'ai habité dans un appartement communautaire
Mes colocataires étaient des sympathisants de la RAF
La Fraction Armée Rouge
Ils étaient engagés
Ils étaient militants
Souvent il y avait des réunions dans notre appartement
On me priait d'aller ailleurs
Où je voulais mais ailleurs
Ils fouillaient ma chambre
S'assuraient que je n'allais pas trahir
Les dénoncer
Des lois existaient pour inciter à la délation
Je ne les ai pas trahis
Je ne les ai pas dénoncé 
Je n'ai pas posé de bombes non plus
Je dis
Je n'ai pas posé de bombes
Sans savoir s'ils en ont eux-mêmes posés
C'était un autre temps
Une autre époque
Très jeune, j'ai participé à des manifestations
Mon frère m'emmenait avec lui
Mon frère a cinq ans de plus que moi
Il a toujours été très engagé politiquement
Je suis allé manifester dans le Larzac
Je suis allé manifester à Bonn pour la paix
Je suis allé à Avignon

JULIEN
Pour le festival ?

GILLES
Ne m'interromps pas
Je déteste quand tu m'interromps
Si tu veux que ça se passe bien entre nous
Si tu veux que les répétitions se déroulent dans une atmosphère agréable
Ne m'interromps pas

JULIEN
Excuse-moi.

GILLES
Donc
Je suis allé à Avignon
Je suis allé en Afrique aussi
J'étais membre d'un comité de soutien à l'Afrique
Je suis allé au Mozambique
J'étais au Mozambique le 25 juin 1975
Le jour de l'indépendance
Je suis passé par l'Afrique du Sud pour y aller
J'étais jeune et un peu inconscient
J'ai rencontré un pasteur suisse raciste
Je me souviens qu'il m'a dit
            Après un an en Afrique, tu es obligé d'être raciste
C'était quelque chose
Tous ces gens dans les rues
Leur joie
Leurs rires

JULIEN (après un temps assez long)
Tu veux aussi que je te raconte mon voyage en Afrique ?

JÉRÔME
Tais-toi s'il te plait.

Scène imaginaire de répétitions

(Extrait du Journal de création de Katharina)

UNE COMÉDIENNE OU UN COMÉDIEN et JÉRÔME.

COMÉDIENNE/COMÉDIEN
Ah, Shakespeare
Shakespeare
C'est quelque chose Shakespeare
Quel auteur
Quelle puissance
Quelle imagination
On n'a rien fait de mieux depuis Shakespeare
Sincèrement
Tu n'es pas d'accord ?
Juste son nom est une promesse
Shakespeare
Écoute comme ça sonne
Cette perfection 
C'est extraordinaire
Et puis les histoires qu'il a écrites
Les personnages qu'il a inventés
Le roi Lear
Macbeth
Lady Macbeth
Hamlet
Falstaff
Roméo
Juliette
Prospéro
Caliban
Et Richard III
J'oubliais Richard III
Quel caractère
Quelle vitalité
Jouer Shakespeare pour un acteur, c'est quelque chose
Une consécration
Un cadeau
Dire ses mots
S'en délecter
Les laisser fondre dans la bouche
Et en délivrer toute la saveur
S'il te plait
Ne te vexe pas
Tu écris certes 
Oui
On peut dire que tu écris
Mais sincèrement Shakespeare
Shakespeare nom de dieu

JÉRÔME
Euh, j'ai placé une citation d'Hamlet dans la pièce
Dans la bouche du personnage de l'auteur
Vers la fin
Je ne te sais pas si tu t'en souviens

COMÉDIENNE/COMÉDIEN
D'accord 
D'accord
Tu t'es glissé sous son ombre
Tu as voulu profiter de son aura
Mais Shakespeare
           Shakespeare
Ça c'est quelque chose