Annexe 2 : Nax suite

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Lors d’une résidence du collectif d’auteurs Nous sommes vivants à Nax, en Valais, en juillet 2012, nous avons écrit chacun dix textes courts en lien avec des lieux de Nax et inspirés par la lecture d’Après-midi d’un écrivain de Peter Handke. Ces textes n’ont pas un ordre spécifique. Lors de la présentation de notre travail, nous avons mis en place un système de lecture aléatoire pour les faire découvrir au public. L’ordre adopté ci-dessous correspond à l’organisation scénique des différents lieux sur le plateau du théâtre.


I. – La scierie

Dans l’imaginaire collectif
Disons plutôt
            Dans mon imaginaire
L’intellectuel
Enfin pour ce qui me concerne
            L’auteur de théâtre
N’a rien d’un manuel
Un auteur de théâtre ne sait pas changer une ampoule
Changer une roue de voiture
Poser une étagère sur un mur
Pour preuve, l’écrivain de Peter Handke dans Après-midi d’un écrivain ne semble savoir que ressasser des propos plus ou moins sensibles sur le métier d’écrivain
Sa place hors du monde
Son écrivain serait incapable de fonder une famille
D’avoir un enfant
S’en occuper
Changer une couche
Lui préparer son biberon
Et plus tard l’accompagner dans son passage de l’enfance à l’âge adulte
Enfant, j’ai toujours été extrêmement maladroit
On me disait
            Tu as la polio
C’était vexant qu’on me répète sans cesse
            Tu as la polio
C’est pour ça que ma mère m’a inscrit à des cours de judo
Elle pensait que ça me ferait du bien
Et c’est vrai
Que peu à peu
J’ai appris à être moins gauche
Malheureusement tout s’est interrompu à l’âge de 14 ans
Un accident en compétition
Mon corps redevenait l’objet de souffrance
De honte même
Aujourd’hui c’est toujours une lutte pour me prouver que je suis habile de mes mains
Pourtant je suis capable de rénover un appartement
            Combler des trous dans un mur
Faire de la peinture
Poser de la tapisserie
Enfin il y a plein de trucs que je sais faire
Mais c’est toujours une angoisse avant de commencer
Par exemple, pendant plus d’un an, à la maison, je ne me suis pas occupé de la porte du balcon qui ne fermait plus par crainte de ne pas y arriver
Quand je m’y suis enfin mis, il m’a fallu moins de quinze minutes pour en venir à bout
Finalement je me dis que ma crainte de ne pas savoir utiliser mes mains vient du fait que je n’ai pas appris
Que personne ne m’a donné confiance quand j’étais enfant
Pourtant ce n’est pas vrai
Un de mes oncles maternels était ébéniste
L’odeur du bois
L’odeur du bois, c’est quelque chose
C’est une des odeurs qui m’émeut le plus
Elle est au panthéon des odeurs émouvantes
Au même titre que l’odeur de crottin de cheval
J’adore l’odeur du crottin de cheval
Mais l’odeur du bois fraichement coupé
Les copeaux sur le sol
C’est quelque chose de magique
D’enivrant
Ce gout prononcé pour l’odeur du bois est une des raisons qui fait que j’étais souvent fourré dans l’atelier de mon oncle
Je le regardais travailler
J’en profitais pour toucher le bois
Eprouver ses aspérités
A force de me voir trainer là, mon oncle m’a proposé qu’on construise quelque chose
Comme j’écoutais déjà beaucoup de musique, j’ai eu l’idée de fabriquer un porte k7 audio
Il n’y avait encore pas de compact disc et encore moins de mp3 en ce temps-là
Nous avons conçu ensemble le plan du porte k7 audio
Deux colonnes avec neuf emplacements chacune
Soit la possibilité de mettre dix-huit k7
Nous avons choisi le bois
Un bois plutôt clair
Et je m’y suis attelé
Avec les conseils et le soutien de mon oncle, j’ai réussi à construire pratiquement tout seul ce porte k7 audio
Un véritable exploit
La preuve que je n’étais pas plus bête qu’un autre
Alors la scierie de Nax aujourd’hui
L’odeur du bois fraichement coupé
Les copeaux répandus sur le sol
Me rappellent que notre imaginaire, mon imaginaire est souvent constituée d’idées fausses et préconçues
Et qu’il serait temps d’apprendre à ne plus me dévaloriser




II. – La forêt

Quand dans ma tête, c’est le chaos
Quand les soucis m’assaillent
Si la colère menace de me submerger
Si mon corps se transforme en ennemi
J’enfile ma tenue de course
Mon tee-shirt sans manche orange fluo
Mon short noir à bandes oranges fluos
Mes basquets blanches et mes chaussettes blanches dépareillées
Sans oublier mon baladeur mp3 avec son casque jaune fluo
Je cours pendant au moins trente minutes
Le plus souvent quarante
Parfois une heure
Je cours jusqu’à ce que mes pensées parasites
Mes pensées dévoreuses d’énergie se soient déposées sur le sol
Qu’elles ne soient plus telle une tempête de sable un horizon qui m’étouffe

Pendant pratiquement deux ans, j’ai traversé une longue période de dépression
Certains de mes amis disent même que j’ai toujours été dépressif
Que la dépression fait partie de moi
Qu’elle s’est nourrie de moi comme je me suis nourri d’elle
Que j’ai été un enfant dépressif
Un adolescent dépressif
Et enfin un adulte dépressif
Il y a tout juste deux ans, cette dépression est devenue plus forte que tout
Cette dépression a tout dévasté sur son passage
Pas un jour sans que je pleure
Pas un jour sans que la tristesse m’assaille
On me disait bonjour
Et je pleurais
On me disait aurevoir
Et je pleurais
Après dix jours de réflexion, j’ai accepté de prendre des antidépresseurs
Accepter de les prendre, c’était aussi accepter d’être aidé
C’était dire
            Non, je ne suis pas assez fort
            Oui, j’ai besoin qu’on m’aide
            Fini cette phrase que ma mère me répétait sans cesse enfant
            Dans la vie, faut en chier
Moi, j’étais fatigué d’en chier
Fatigué de ne compter que sur moi
D’être incapable de faire confiance à l’autre
            Médecin
            Ami
            Femme qui a partage ma vie
Fatigué aussi de cette pensée de mort qui était constamment là
Une pensée sans le courage qui allait avec
Je me disais
            Ce serait génial si je me faisais écraser par une voiture
            Ce serait génial si je tombais sans faire exprès du balcon de l’appartement
Tous ces scénarios de mort que j’ai inventé
Pendant le premier mois de cette chute sans fond
C’est l’écriture qui m’a sauvé
C’est l’écriture qui m’a permis de continuer à tenir debout
J’étais obligé d’écrire
Je veux dire
Une metteur en scène m’avait passé une commande
Le spectacle était déjà programmé pour le mois de janvier suivant
Mon nom était écrit en gros sur le programme du théâtre
Chaque jour, je me retrouvais devant ma table de travail
Essayant de trouver dans la pièce à écrire un parallèle avec ma vie
Cette première crise a été suivi d’une deuxième tout aussi forte deux mois plus tard
Une crise déclenchée par la mort de ma grand-mère maternelle
Alors j’ai replongé encore et encore
C’est là que j’ai trouvé la force en moi de recommencer à courir
La volonté suffisante pour aller courir
Un ami m’a raconté qu’une étude commandée par un important laboratoire pharmaceutique a mis en évidence que la pratique régulière du sport est beaucoup plus efficace que n’importe quelle antidépresseur pour lutter contre la dépression
Mais quand on est en dépression justement, on se sent incapable de faire du sport
Incapable de sortir de chez soi
De mettre son corps en mouvement
On est en mesure d’y parvenir seulement quand la dépression est moins forte
Alors pendant presque deux ans, j’ai alterné les périodes où je courrais avec celles où j’en étais incapable
Il y a un mois et demi
Avant de rendre visite à Julie et Fred au Québec
J’ai arrêté mes antidépresseurs
Je sentais que les antidépresseurs de soutien s’étaient transformés en béquilles
Des béquilles qui m’empêchaient de marcher droit
D’avancer simplement dans le courant de la vie
Depuis que je suis arrivé à Nax
Je vais courir tous les deux jours
J’ai dû me trouver un parcours
Nax, ce n’est pas Genève
Il n’y a pas de longue ligne droite
Il faut trouver son rythme
D’abord de la route avec une longue montée puis une descente
Et après un chemin de terre qui passe juste en dessous du théâtre
Un chemin de terre qui me conduit dans la forêt
Tout au coeur de la forêt
Et c’est là, quand je suis au coeur de la forêt que mon esprit devient une simple feuille blanche sur laquelle écrire
Une feuille sans ratures, ni gribouillis incompréhensibles
Le miracle se produit
Enfin ce que moi, j’appelle un miracle
Sur la feuille blanche qu’est mon esprit s’incrivent sans que je les convoque idées, notes sur les textes à écrire pour Après-midi à Nax
Parfois même les premières phrases d’un texte
Alors c’est vrai
Quand je suis au coeur de la forêt
Quand je suis au coeur de la forêt, j’en viens à avoir un sourire idiot sur le visage et je réussis me dire
Je suis heureux d’être en vie

III. – Le Proxi

Je suis un bon élève
Je veux dire
            Quand on me fixe des règles, j’essaie de les respecter
J’ai fait des études de droit
Elles m’ont appris la rigueur
La conscience de ce qui est juste et de ce qui ne l’est pas
Il n’y a rien que je trouve plus injuste qu’on me fixe des règles et que la personne qui me les a fixé ne les respecte pas
Ça me blesse
Ça me blesse profondément
Je redeviens cet enfant de sept ans heurté par un monde qu’il ne comprend pas
J’ai su dès la fin de ma première année de droit que je ne serai jamais avocat
Au moment de l’affichage des résultats des examens pour passer en deuxième année
Tout le monde m’a demandé de combien de point j’avais échoué
Pas un n’a pensé que j’avais pu réussir
Tout ça parce que j’avais des cheveux longs, des pantalons troués et une forte propension à fumer en quantité industrielle du cannabis
Respecter les règles, ce n’est pas toujours facile
Parfois ça me donne l’impression de ne pas être en accord avec moi-même
Avant je ne supportais pas les commandes d’écriture
Je veux dire
            C’est flatteur pour un auteur qu’on lui commande un texte
            C’est une chance incroyable
Mais je le vivais mal
J’avais souvent l’impression de me trahir
Je veux dire
            C’est un processus difficile chez moi l’écriture
            C’est un processus qui prend du temps
            Qui passe par des phases de désillusion
Aujourd’hui j’ai du plaisir dans la contrainte
Bizarrement j’arrive même à y trouver une certaine forme de liberté
Quand vous construisez une maison, si les fondations sont solides, vous bâtirez des tours, des excroissances vertigineuses, la maison tiendra toujours debout. Mais une maison sans fondation, une maison qui ne prend pas appui dans la terre, il suffit d’un coup de vent et elle s’écroulera
Même si elle n’est faite que de quatre murs, elle s’écroulera
Alors quand nous avons décidé d’écrire sur dix sujets différents
Je me suis dis
            Super
C’est l’occasion de me prouver que je suis capable d’écrire sur n’importe quel sujet
Même si le sujet ne m’intéresse pas
Mais là
Je suis désolé
Je suis sincèrement désolé
Sur le Proxi
Je n’ai vraiment rien à dire

IV. – La colline de Pelleivro

Quand les gens te croisent à la montagne, ils te disent bonjour
Même si toi, tu as envie de ne parler à personne, d’être invisible, ils te disent bonjour
Tandis qu’en ville
A Genève par exemple
Moi, j’habite dans une tour de 13 étages
Un immeuble HLM
Dans ma montée d’escalier, il y a cinquante deux appartements
Et bien, j’ai à cœur de saluer tous mes voisins
Sans exceptions
Du plus petit au plus grand
Du plus gros au plus mince
Et vous savez quoi
De plus en plus souvent
On ne me répond pas
C’est comme si je n’existais pas
Ça m’énerve
Le pire
C’est quand je croise des voisins hors du périmètre de l’immeuble
Là, je parle de voisins qui sont déjà capables de me dire bonjour habituellement
Et bien, en dehors du périmètre de l’immeuble, ils font mine de ne pas me reconnaitre
Ou alors véritablement ils ne me reconnaissent pas
Le voisin devient un étranger comme les autres
Bon
Ce n’est pas parce que les gens sont polis avec toi qu’ils sont sympathiques
Un homme extrêmement poli peut se révéler être un gros connard
Je veux dire
La politesse des gens de Nax ne poussera pas à déménager
A quitter ma tour avec vue splendide sur le Salève et le Mont-Blanc
Mais quand même
La politesse
L’autre jour
Je descendais de la colline du Pelleivro
Une petite colline en dessus du village avec un point de vue sur Sion et la vallée
Un peu plus tôt, j’étais parti me recueillir près de la croix au sommet de la colline
J’étais muni de tout mon attirail de pèlerin afin de prier dieu de me donner de l’inspiration
Lui implorer de faire pénétrer en moi quelques traces de génie
Me délester de cette tenace impression d’être un imposteur
Non
J’étais juste allé profiter d’un rayon de soleil d’une fin de dimanche après-midi
Mais en Valais, dès qu’il y a un beau point de vue, il y a une croix à côté
Comme ça, c’est facile de se repérer
Une croix, un point de vue
Bref je redescendais de la colline
Quand je distingue un sportif au loin qui arrive en courant
Il avait toute la panoplie du sportif de compétition
Les lunettes de soleil profilées
Le tee-shirt fluo qui évacue ta transpiration mais pas l’odeur
Le short moulant qui épouse délicatement tes formes si tu t’es bien épilé les poils de la raie des fesses
Les baskets high-tech qui te font courir plus vite
Le type était en montée
Moi, je me dis
            Je vais éviter de le regarder
Je veux dire
            Je ne vais pas lui mettre la pression
Car enfin, quand on est en train de suer sang et eau, la première chose dont tu as envie, ce n’est pas de saluer un abruti qui descend tranquillement la colline du Pelleivro avec sa cigarette à la bouche
Comme le type se rapproche de moi, je me mets en position ours qui ne voit personne
C’est là que j’entends un clair
            Bonjour
            Merde
            Réagis
            Fais quelque chose
Alors je bredouille de mon côté un pauvre
Bonjour
Je me suis senti vraiment con
J’avais l’impression d’avoir loupé mon examen de passage
D’être tout juste au niveau de mes voisins qui ne me voient pas
C’est là que j’ai compris que la politesse ne s’arrête pas avec l’effort
Alors moi
Ce soir
Vu que je ne l’ai pas vraiment fait jusque là
Je vous souhaite à tous un bon soir
Une bonne nuit
Ou n’importe quelle autre chose qui vous plairait
Mais quelque chose qui vous fasse du bien

V. – Indigènes

Est-ce que je regarde au mauvais moment ?
Est-ce que je ne vois que ce qui m’arrange ?
Je veux dire
Mon regard est-il influencé ?
Soumis à mes fantasmes d’auteur
A ce que j’estime être un bon sujet pour écrire
Un sujet pour un prix littéraire
A chaque fois que je vois un habitant de Nax travailler dans un champ
Quand je dis travailler dans un champ, je pense à faire les foins
C’est une femme que je vois
Parfois deux
Mais d’hommes jamais
Je vous jure
Je ne me permettrai pas de mentir sur un sujet aussi sensible que l’égalité homme-femme
Si le plus souvent j’écris sur le réel, il se transforme sous ma plume
Je dis
            Il se transforme sous ma plume
Même si j’écris à l’ordinateur
C’est un mythe tenace l’écrivain et sa plume
C’est peut-être pour la légèreté que cela implique
Les champs à Nax, c’est tout l’inverse d’une sensation de légèreté
C’est dur de couper, brasser, ramasser les foins dans un champ en pente
C’est un travail qui exige de l’endurance
Qui sollicite tous les muscles
Difficile pour le dos
Les articulations
Je regarde ces femmes à Nax
Ces femmes qui travaillent dans les champs
Et c’est ma grand-mère maternelle que je vois
Une force de la nature
Quand elle est morte, elle vivait encore seule
Elle avait un cancer qui la rongeait de l’intérieur et elle refusait de quitter sa ferme
Une ferme sans confort
Sans douche, ni baignoire
Avec de simples toilettes à l’extérieur constituées de deux planches de bois avec un trou au milieu
Des toilettes envahi par les toiles d’araignées
Les insectes
Des toilettes où il était fréquent de croiser des souris
Des toilettes où il n’y avait pas de papier
Ou les fesses, c’est avec une feuille de journal qu’on les essuyait
Des journaux qui vous écorchaient les fesses
C’est là que ma grand-mère a vécu
Une femme capable de porter des dizaines de kilos d’herbe sur les épaules pour ses lapins
De travailler sans relâche du matin jusqu’au soir exécutant tous les travaux de la ferme que personnellement je serais incapable d’accomplir
Je n’ai pas la constitution pour ça
Si je repense à ma grand-mère, j’en viens à me dire que l’égalité homme-femme, ça n’existe pas
Que les femmes sont largement supérieures aux hommes
Ou du moins
Qu’elles me sont largement supérieures
Enfin que ma grand-mère m’était largement supérieure
Je dis ça
Mais ce n’est évidemment pas ce que je pense
Si je dis
Que les femmes sont largement supérieures aux hommes
C’est pour flatter l’auditoire féminin
Enfin
Pas seulement
C’est finalement difficile d’exprimer ce qu’on ressent
Même si notre métier, c’est d’écrire, ce n’est pas pour autant que nous sommes doués pour parler de nos sentiments
Antoinette m’a dit un soir que nous étions sur le balcon de notre résidence à Nax
Tu te caches derrière un rideau de parole
Tu parles
Tu parles
Mais sans jamais dire l’essentiel
Ce qui te trouble
Ce qui te blesse
Ce qui t’anime
Est-ce que c’est le rôle d’un auteur ?
Doit-il dire ce qui le trouble, le blesse, l’anime ?
Je n’ai jamais autant écrit sur ce qu’a été ma vie
Mon enfance
Un passé recomposé transformé par la nécessité de se plier à mon imaginaire
Comme ces femmes de Nax que je dis avoir vu travailler entre elles dans les champs
Alors que c’est faux
Je peux vous le dire maintenant
Vendredi dernier, un homme était avec elles pour les aider
J’aurais préféré ne pas le voir
Mais putain il était là
Et tout ce que j’avais imaginé écrire sur les femmes travaillant seules dans les champs s’est écroulé
Il ne me restait plus qu’une seule solution
Mentir
Vous mentir
Et espérer que vous ne vous en apercevrez pas

VI. – Le cimetière

Nous habitons en face du cimetière
Le collectif d’auteurs Nous sommes vivants est face à un cimetière
Vu l’affirmation contenue dans notre nom de collectif, c’est assez ironique
De ma vie, j’ai rarement vu un cimetière aussi bien entretenu
Même si une dame m’a dit le contraire
Ça manque de gravier
Ce n’est pas pratique
Quand mon grand père maternel est mort, j’avais dix-huit ans
Je rentrais de l’école et ma mère m’a dit
            Viens, il faut aller dire au revoir à papy
C’est comme ça que je l’appelais
            Papy
Papy qui s’appelait aussi Félix est une des figures les plus importantes de mon enfance avec Fripounet et Dolly
Fripounet, c’était son vieux cheval de trait
Et Dolly, sa chienne, une batarde, qui le suivait partout
Quand ma mère m’a dit
            Viens, il faut aller dire au revoir à Papy
Dolly et Fripounet étaient morts depuis longtemps
Je n’étais plus un enfant
Nous sommes donc allés à l’hôpital où mon grand-père avait été transporté en urgence
Lui qui n’avait été jamais malade de sa vie, c’était subitement retrouvé cloué au lit par une horrible douleur au ventre
Quand nous sommes arrivés à l’hôpital, une infirmière nous attendait
Elle a demandé à parler à ma mère
Elles se sont éloignées de quelques mètres
Le visage de ma mère s’est décomposé
Mon grand père était mort sans que j’aie eu la chance de lui dire au revoir
Tout ça pour quelques minutes de retard
Le temps que nous avions perdu à tourner en rond dans les couloirs de l’hôpital
Dans sa chambre, je ne l’ai pas reconnu
Des tuyaux reliés à des machines lui traversaient le corps
Sa peau s’était jaune comme un vieux morceau de parchemin
Je lui ai touché la main
C’est la première fois que je voyais un mort
Moi qui avais depuis longtemps des cauchemars au sujet de la mort, je n’en avais encore jamais vu un en vrai
J’étais face à mon grand-père, à papy, mais ce n’était déjà plus lui
Je me suis approché très lentement de son visage et je l’ai embrassé
A chaque fois que je suis face à un mort, j’essaie de l’embrasser
Un rituel d’exorcisme
Quand une de mes tantes est entrée dans la chambre, elle s’est mise à pleurer
A hurler sa douleur
Cette colère qui m’a saisi
J’ai eu envie de lui taper la tête contre les murs pour la faire taire
De lui dire que le chagrin, la peine, c’est autre chose que des hurlements
Une mise en scène factice
C’est là que j’ai décidé que je n’irai pas à l’enterrement de papy
Que ma peine, ma souffrance ne regardaient que moi
Que je ne voulais pas me retrouver face à ces gens qui viendraient se repaitre de ma souffrance
Que la mort de quelqu’un, ce n’est pas un spectacle
Je le reconnais
J’étais encore jeune
En colère contre le monde entier
J’ai expliqué ma décision à ma grand-mère qui aussi bizarre que ça puisse paraitre l’a comprise
Je dis
            Aussi bizarre que ça puisse paraitre
Car ma grand-mère n’a jamais été un puits de compréhension et de sensibilité
Mais là
C’est comme si nous étions en accord
Vingt ans plus tard, mon grand père est toujours là
Une de ces figures qui me rappelle que j’ai eu une enfance
Et quand je vois tous ces gens qui entretiennent le petit cimetière de Nax
Ses tombes
Ces gens qui honorent leurs morts
Ça me fait bizarre
Moi, je ne sais même pas où est enterré mon grand-père
Alors quand je repartirai d’ici, je ferai peut-être un petit pèlerinage sur sa tombe
Pour que les gens de son petit village, dans les montagnes, là-bas, de l’autre côté de la frontière, sachent que mon grand-père n’a pas été oublié

VII. – L’église

Tous les soirs
A 20h précise
L’église de Nax sonne pendant plus d’une minute
Jusqu’à aujourd’hui, je n’ai pas réussi à déterminer pour quelle raison la cloche sonne aussi longtemps
Il ne se passe absolument rien chaque soir à 20h précise
Pas de messe
Aucune cérémonie de commémoration
Rien
Alors comme nous habitons exactement en face de l’église
Et que j’ai une forte tendance à la paranoïa
J’ai parfois l’impression que la cloche ne sonne que pour nous
Que quelqu’un
Quelque part a décidé de faire sonner les cloches pour nous dire quelque chose
Evidemment je ne sais pas quoi
J’ai grandi dans un petit village en France où pour un enfant, il y avait assez peu d’activités collectives
C’est simple
C’était soit le foot
Soit le catéchisme
Comme j’étais très mauvais au foot, mon père m’a inscrit au catéchisme
Et c’est au catéchisme que j’ai eu ma première expérience théâtrale
Ça, c’est quelque chose dont je ne me suis souvenu que très récemment
Parce que jusqu’à l’âge de dix-neuf ans
Jusqu’à ce que je m’inscrive à un cours de théâtre à l’université
Je détestais le théâtre
Vraiment je le détestais
Les rares pièces de Molière que j’avais subies, exécutées par des troupes de secondes zones, ne m’avaient laissé qu’ennui et détestation du théâtre
D’ailleurs mon attrait pour le théâtre a dix-neuf ans ne venait pas d’une quelconque envie de briller sur les planches
Un soir, je me promenais dans les rues quand j’ai croisé une fille qui m’a demandé avec un magnifique accent anglais où était le cours de théâtre universitaire
Comme honnêtement elle était jolie et que je souhaitais parfaire ma connaissance des langues étrangères, je l’ai accompagné à son cours
Bref
Revenons à cette première expérience théâtrale dans le cadre du catéchisme
C’était un après-midi et j’ai joué une scène de la bible devant des personnes âgées
Ne me demandez pas quel passage c’était
Si c’était dans l’ancien ou le nouveau testament
Ne me demandez pas non plus combien d’enfants nous étions pour jouer cette scène
La seule image qui s’impose quand je ferme les yeux
C’est moi, assis en tailleur, en train de pétrir du pain avec des personnes âgées tout autour
Je ne dirai pas que je pétrissais le corps du christ
Je ne me lancerai pas dans une quelconque exégèse de cette scène mythique
Sinon en dehors du catéchisme, la religion, ce n’était pas trop mon truc
D’ailleurs je m’ennuyais plutôt à la messe
Le seul moment où je m’éveillais un peu, c’est quand je devais manger le corps du christ
A cela deux raisons
D’abord le corps du christ, moi, je trouvais ça bon
Et en plus, je savais qu’une fois avalée le corps du christ, la messe était presque terminée
Et si la messe était presque terminée, ça voulait dire que mon ami François Goncalves et moi foncerions à la maison jouer à des jeux vidéo sur la console Vidéopac
Une console commercialisée en France en 1981 par Philips que m’avait achetée mon père dans une de ses tentatives pour s’accaparer son fils dans la longue lutte qui l’opposait à ma mère depuis leur divorce
Tout ça pour dire qu’aujourd’hui
Quand j’entends la longue sonnerie de l’église de Nax à 20h précise, je me rappelle qu’un jour, j’ai été un enfant
Que la religion m’a ouvert les portes du théâtre
Que sans elle, je n’aurais pas autant de plaisir à jouer
Ni à écrire des textes qui donnent l’apparence de la sincérité même si les évènements qu’ils racontent sont complètement inventés

VIII. – La Via Ferrata

La majorité des étés quand j’étais enfant, je les ai passée chez mes grands-parents maternels
Je les ai passés au milieu des montagnes
Dans une vieille ferme construite dans le courant du 17ième siècle
Avec des inscriptions gravées sur le bois remerciant dieu pour sa miséricorde
Une vieille ferme où adulte aujourd’hui, il m’est impossible de me déplacer sans raviver des souvenirs
Une ferme à 1300 mètres d’altitude
Dans les alpes françaises
Au milieu de nulle part

La majorité des étés quand j’étais enfant, je me prenais pour Colt Seavers alias Lee Major, l’acteur de la série L’homme qui tombe à pic
Lee Major qui avant de tomber à pic a été Steve Austin, L’homme qui valait les trois milliards, un autre héros de mon enfance dont je savais mimer à la perfection la course bionique
Bref
Quand j’étais enfant, je me prenais pour un cascadeur
D’ailleurs tout le monde disait de moi
            Quel casse-cou
J’escaladais des arbres aux branches qui menaçaient de rompre à tout instant
Je remontais des torrents en crue
Je tentais d’imiter avec mon vélo Starsky et Hutch dans leur Ford Gran Torino
Je faisais des dérapages incroyables  mais pas toujours contrôlés
Je chevauchais à crue des poneys sauvages
Je sautais sans protection de pierres aux hauteurs vertigineuses
Et malgré les accidents
Les multiples blessures
Doigts foulés
Engelures
Brulures
Ecorchures
Nombreuses chutes sur la tête
Même une presque castration
Oui
J’ai bien dit une presque castration
J’étais avec un de mes oncles au sommet d’un champ avec une pente à plus de dix pourcent
Quand il m’a dit
            Vas-y 
            Descends ça en vélo
            Ça n’est pas risqué tonton ?
            Mais non, qu’est-ce que tu racontes ?
            Tu es un homme ou quoi ?
Moi si je n’étais pas sûr d’être un homme, je ne voulais en tout cas pas décevoir mon oncle
J’ai enfourché mon mini-vélo blanc et je me suis élancé dans la pente
Après un freinage trop brusque, mon corps a été projeté contre le guidon
Et là, la barre métallique pour desserrer le guidon s’est enfoncée dans mon corps
À moins d’un centimètres de mes précieuses testicouilles
Il s’en est manqué de peu que ma virilité s’envole avant même que j’ai le temps d’en profiter
Ma mère, qui pour une fois était là, m’a emmené aux urgences
Fortement inquiète quand aux possibles conséquences de cet accident malheureux sur la fertilité de son enfant
Moi, fier, je ne pensais qu’à ma nouvelle blessure de guerre
Blessure qui ne faisait que renforcer les multiples cicatrices qui me couvraient des pieds à la tête
Ma fertilité, je ne m’en souciais guère
J’étais même plutôt content de toute cette agitation autour de moi
Et comme mes testicouilles n’avaient rien, je suis rapidement retourné à mes aventures
Je faisais connerie sur connerie comme on disait à l’époque
Et aujourd’hui que le temps a passé
Je dois bien avouer que je n’ai plus rien du cascadeur d’antan
Je suis même devenu plutôt peureux
Enfin pas trop
Mais un peu quand même
Parfois il m’arrive de vouloir raviver mon passé de cascadeur
Et tel un escaladeur du dimanche
Un amateur de sensation forte aseptisé
Un citadin qui rêve au temps où il était montagnard
Je me suis élancé dans la Via ferrata
Un parcours fortement balisé
Où le risque le plus important est d’avoir une crise de panique
Mais comme je n’ai jamais eu le vertige, même la peur liée à ce risque, je ne l’ai pas ressenti
Je me console en me disant que j’ai envoyé une carte postale à ma mère où je lui ai écrit
            Devine quoi ?
Je suis à Nax
C’est à la même altitude que chez papy et mammy
Et tu sais quoi ?
J’ai refait mon cascadeur
Mais cette fois, je n’ai pas eu d’accident

IX. – La piscine

Je ne suis pas allé à la piscine de Nax
Je n’irai pas
Je refuse d’y aller
Pourtant j’ai toujours aimé l’eau
Disons que je m’y sens bien
Je me transforme en nageuse de natation synchronisée
J’exécute des figures
Le tonneau
Le double ballet leg
Le flamant rose
Le carpé avant
J’essaie de battre le record du monde de plongée en apnée
Je suis Jean-Marc Barr dans Le grand bleu
Enfant, la piscine, c’est l’endroit où j’ai découvert le corps de l’autre
Même si mes parents avaient l’habitude de se promener nus devant moi
Mais le corps des parents
Je veux dire
Aucun point de comparaison avec celui d’un enfant de moins de dix ans
Mon père était poilu
Moi, je ne l’étais pas
Même si mes camarades d’école avaient la désagréable habitude de me surnommer le yéti
Tout ça en raison d’une pilosité déjà fort abondante sur les avants bras
Mais sinon
En dehors de cette zone d’invasion pilaire, j’étais encore imberbe
Rien de commun avec mon père et ses poils
La piscine restait donc le lieu de toutes les découvertes
De mes premières émotions sensuelles
Cet été là
L’été de mes neuf ans
Mon père m’avait inscrit au centre aéré
Quelque chose dans mon esprit de beaucoup moins bien que les colonies de vacances
Mais de super quand même
Je dis moins bien parce que l’enfant qui va au centre aéré doit continuer à subir la tutelle de ses parents
Bref
J’étais au centre aéré et j’étais amoureux d’une fille plus âgée que moi
Une de nos monitrices
Quand j’étais enfant, j’étais toujours amoureux de filles plus âgées que moi
J’étais le champion des histoires impossibles
Je veux dire
Les chances qu’il se passe quelque chose entre nous étaient proche du néant
Parce que jamais l’adolescente de quatorze ans ne s’intéressera à l’enfant de neuf
Encore moins quand cet enfant est surnommé le yéti par ses camarades
Moi, ça me plaisait d’être amoureux de filles plus âgées
J’étais libre de nous inventer de multiples intrigues amoureuses
Des trucs encore plus dingues qu’entre Angélique, marquise des anges et Joffrey de Peyrac
Donc nous étions à la piscine
Il y avait un magnifique soleil
La fille était là
Tout simplement splendide dans son maillot de bain
Moi, je me jetais dans l’eau pour l’impressionner
Je courrais et je me jetais dans l’eau
En milieu d’après-midi, l’un d’entre nous
Peut-être moi
A fouillé dans les affaires de la fille
Nous avions faim
Donc nous fouillons dans les affaires de la fille et moi, ou un autre, en avons retiré un petit emballage plastique de forme rectangulaire
Un emballage qui part sa forme ressemblait en tout point aux mini-sachets de choco BN qui était à la mode à l’époque
Nous étions fier de notre trouvaille et nous avons demandé à la fille, celle à qui appartenait le sachet ressemblant en tout point à un emballage de choco BN, si nous avions le droit de le manger
La fille
Celle dont j’étais amoureux, s’est mise à rougir devant la piscine
Elle rougissait et moi, nous, ne comprenions pas les raisons de ce changement
Enfin, notre question n’amenait pas de rougissement
Tout juste un oui ou un non
Plutôt un non d’ailleurs
Vu que nous avions fouillé dans ses affaires sans sa permission
Il y a pourtant un signe qui aurait dû nous mettre sur la voie
Nous faire comprendre que nous nous étions trompé
Que nous n’étions pas en face d’une variante de l’emballage individuel de choco BN
Que ces dessins de fleurs, ce n’était pas très normal
Ce signe, c’était le poids de ce fameux emballage
Il était beaucoup trop léger pour contenir le moindre choco BN
Car enfin le choco BN a son poids
La fille a fini par nous dire
Soyez gentil les enfants
Reposez ça où vous l’avez pris
Nous avons pensé qu’elle cherchait à nous rouler
Qu’elle voulait garder les fameux choco BN pour elle toute seule
Alors nous avons ouvert l’emballage
Et là, nous avons découvert un truc que nous ne connaissions pas
Il y avait une bande de coton avec de l’adhésif sur les bords
La déception
C’est comme si la fille que j’aimais, la fille pour qui j’étais prêt à donner ma vie, à sacrifier mon avenir, ma beauté, mes poils, m’avait trahi
C’en était fini d’Angélique et de Joffrey de Peyrac
Ce n’est que bien plus tard que j’ai compris quelle était l’utilisation de cette bande de coton adhésive
En tout cas, une chose est certaine
A partir de ce jour-là
Je n’ai plus jamais fouillé dans le sac d’une fille

X. – Moi, depuis que je suis à Nax

Moi, depuis que je suis à Nax, on m’appelle monsieur
J’ai appris l’existence de la Moon Cup
J’ai bu du vin rouge, du vin blanc, de la tisane et du rivella
Mais pas seulement
J’ai bu de la limonade, du sinalco, du rhum et aussi de l’eau
J’ai mangé du saucisson à l’ail, du saucisson aux chanterelles, du saucisson aux olives, du saucisson au génépi et même du saucisson nature
J’ai expliqué au moins cinq fois pourquoi je ne mange pas de gluten
J’ai pleuré seulement deux fois
Je suis allé à la piscine même si j’ai écrit un texte qui dit que je n’y suis pas allé
Je ne suis pas allé à la via ferrata même si j’ai écrit un texte qui dit que j’y suis allé
J’ai essayé d’avoir une conversation avec des ânes dans un champ
J’ai essayé d’avoir une conversation avec un enfant de deux ans
J’ai tenté d’être sociable
Je me suis isolé très souvent dans ma chambre
J’ai envoyé 17 sms
J’en ai reçu 12 ou peut-être un peu plus
J’ai téléphoné seulement deux fois à la maison
J’ai complété un dossier de demande de soutien à mon travail d’écriture
J’ai écrit l’esquisse d’un article sur le théâtre indépendant en Suisse romande
Le théâtre indépendant comme laboratoire du libéralisme économique
J’ai écrit la dernière partie d’une pièce qui n’a rien à voir avec Nax et dont j’ai enfin trouvé le titre
J’ai eu une matinée de travail avec Antoinette sur un texte qu’elle a écrit et que je mettrai en scène la saison prochaine à Sion et dans d’autres villes de Suisse romande
J’ai convoqué de nombreux souvenirs d’enfance pour écrire mes textes en rapport avec Nax
Je suis allé courir tous les deux jours
J’ai regardé plusieurs films dont
La trilogie Pusher de Nicolas Winding Refn
La comtesse de Hong Kong de Charlie Chaplin
Avec Sophia Lauren et Marlon Brandon
Une séparation, un film iranien diffusé dans le cadre des Jeudi du cinéma au Forum Mont-Noble
J’ai revu Le dernier métro de François Truffaut
Peur sur la ville d’Henri Verneuil
            Avec Jean-Paul Belmondo et une musique d’Ennio Morricone
J’ai passé de nombreuses heures sur internet
J’ai eu quelques nuits d’insomnie
J’ai lu six livres dont
            Articles intrépides, un recueil de textes d’Hervé Guibert
Et
            Noirs sortilèges, un roman de l’écrivaine suisse et yéniche Mariella Mehr
J’ai compris que le travail en collectif, ce n’est pas tous les jours facile
Que ce n’est pas une raison pour renoncer
Moi, depuis que je suis à Nax

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