lundi 28 juin 2010

F.

Extrait de F., pièce en cours d'écriture. C'est avec ce projet de pièce que je viens d'être lauréat de l'édition 2010 de Textes-en-Scènes (avec Antoinette Rychner, Dominique Ziegler et Wolfram Hoell), concours organisé par la Société suisse des auteurs, Pro Helvetia, le Pour-cent culturel Migros et l'Association des autrices et auteurs de Suisse (AdS). Il s'agit d'un atelier d'écriture en résidence avec pour finalité de porter les textes des auteurs lauréats à la scène. Le théâtre Le Poche à Genève s'est engagé à suivre mon travail.

F. – Ils m’ont enfermé pour me faire taire. Ils savent que je connais tous leurs secrets. Leurs entorses aux législations nationales et internationales. Leurs différents trafics à travers le monde entier. Le saccage de régions entières. Leurs malversations financières. Les comptes truqués et les bilans arrangés. Toutes les grèves qu’ils ont brisées et celles qu’ils ont initiées. Les syndicalistes assassinés. Les pères sans emplois et contraints de mendier. Les enfants malades et mutilés. Les mères éplorées et laissées dans l’ignorance. Les politiciens à leurs bottes. Les administrations dévoyées. Les ONG censées les critiquer mais financées par eux. Je sais le rôle du mensonge et de la manipulation dans leur ascension. Les groupes de presse qu’ils ont achetés. Les articles complaisants écrits par des journalistes invités à leur table. Les programmes télévisés produits pour abêtir les masses. Les menaces d’attentats terroristes pour distiller la peur. Je sais tout d’eux et de ce qu’ils font. Je connais chacun des rouages de l’organisation. Je sais chacun des noms des personnes les plus hauts placées dans la hiérarchie. Ceux de leurs complices. Les mercenaires. Les espions. Les assassins. Je suis en mesure de les briser et c’est la raison pour laquelle ils m’ont enfermé. Je ne suis pas un de ces hommes que l’argent corrompt. Un de ces hommes auquel un compte en banque bien fourni offre une conscience. Un de ces hommes qui craint trop pour sa vie pour en risquer le prix. Un de ces hommes persuadé de ne pas crever d’un cancer fulgurant ou de toute autre maladie à taux élevé de mortalité. Je sais que vous êtes là. Vous m’écoutez. Vos yeux sont rivés sur moi. Derrière ces parois de verre, vos caméras m’espionnent et reproduisent sur des milliers d’écrans chacune de mes respirations. Chacun de mes gestes. Qu’elles enregistrent chacun de mes mots. Des mots qui sont ensuite analysés et commentés. Des mots qui donnent lieu à des centaines de pages de rapports. Des rapports qui sont ensuite étudiés et archivés. Regardez mon visage. Regardez mes yeux. Mon nez. Ma bouche. Mes oreilles. Regardez mes mains. Mes pieds. Ma bite. Mes couilles. Vous n’avez pas encore compris ? Juste un souffle et vous vous écroulez. Aucune barrière ne sera jamais assez forte pour empêcher une parole de circuler. Vous n’avez pas le droit de me tuer. Il vous l’a formellement interdit. Ecartez-le de mon chemin mais laissez-le vivre. Ce sont les mots qu’il a prononcés. Lui. Le nouveau grand patron. The big boss. The one. The chief. De quelle générosité vous avez fait preuve. Vous avez daigné m’accorder la vie. Je vous en saurai éternellement reconnaissant. Hé, tu m’entends ? Je te remercie. Je m’abaisse devant vous mon seigneur. Je ne suis pas digne de vous baiser les pieds. Vous avez été si bon pour moi. Vous avez été un soleil dans ma vie. Je resterai jusqu’à la fin de mes jours votre humble serviteur. La lumière que vous avez eu la grâce de déposer sur moi ne s’effacera jamais. Il était là dans son costume trois pièces taillé par un couturier italien. Rasé de prêt. Avec son sourire d’ange déchu. Son teint pâle. Ses cheveux coupés courts depuis qu’il a endossé son nouveau rôle. Moi qui croyait naïvement qu’il était venu m’ouvrir les portes de son royaume. Faire de moi son plus fidèle conseiller. Qu’ensemble nous reformerions l’organisations. Que nous ferions le ménage. Que désormais notre seule tache serait de répandre le bonheur autour de nous. Que nous redonnerions la joie de vivre aux plus démunis. Tous ces rêves que nous avions imaginé accomplir le moment venu. Lui s’est détourné du chemin. Oublié mes enseignements. Oublié nos discussions. Tous ces moments que nous avons passé ensemble. Envolés. Cette soif de justice et de liberté qui nous animait. Envolée. Le pouvoir corrompt. Le pouvoir ronge les chairs. Souille les âmes. Le pouvoir s’offre à celui qui le désire le plus. J’aime la bonne chair et le vin. J’aime les femmes et le sexe. Je m’amuse. Je chante. Je danse auprès des miens. Cette humanité abjecte que je chéris depuis l’enfance. Les pauvres. Les faibles. Les handicapés. Les voleurs. Ceux que la vie n’a pas favorisés. Les moches. Les abrutis. Tous ceux qui ne se sont jamais sentis à leur place. Qui ont l’impression d’être des pions dans un jeu d’échec. C’est dans ce monde que je suis devenu ce que je suis. Un monde où dès mon plus jeune âge, j’ai appris à garder la tête droite. C’est de mon grand-père que je tiens ça. Quoi qu’il arrive, garde la tête droite. C’est à ça que tu reconnais un homme. Il conserve sa dignité en toute circonstance. Il ne s’abaisse jamais devant personne. C’est la seule chose que tu as sur cette foutue terre, mon garçon. Tache de t’en souvenir. Je m’en suis souvenu. C’est une des rares choses que je n’ai jamais oubliée.

lundi 21 juin 2010

Le making off

Texte supprimé dans la version définitive d'Une histoire suisse, spectacle créé en avril 2010 au Théâtre Saint Gervais Genève. Soit la traversée subjective de l'histoire de ce beau pays de 1291 à nos jours.

FREDDO. – Avant d’aborder la dernière partie du spectacle, nous tenions à vous proposer un petit making off. Un bonus avant l’heure.
FABIEN. – Vous immerger plus profondément à l’intérieur de notre processus de création.
FANNY. – En vrais rats de bibliothèque, nous avons lu de nombreux documents sur la Suisse. Des articles de journaux. De magazines. Des articles piochés sur Internet. Et évidemment quelques livres.
NATHALIE. – Des livres qui ont fait polémique en leur temps. Des livres qui ont valu des procès à leurs auteurs. Des classiques de l’écriture contestataire. Comme Une Suisse au dessus de tout soupçon de Jean Ziegler. Un brûlot incandescent. Un pavé dans la mare. Un livre vendu à des millions d’exemplaires. Un livre qui a fait de son auteur un martyr dans son propre pays.
FREDDO. – Il l’a surtout rendu très riche.
MATHIAS. – J’ai cru que je ne le finirais jamais. Je me suis aussi farci La Suisse lave plus blanc. Le bonheur d’être Suisse. La Suisse, l’or et les morts. Tous de Jean Ziegler. Une vraie entreprise commerciale.

MARCELA. – Il y a eu des lectures plus reposantes. Comme Histoire suisse de Grégoire Nappey, illustré par Mix & Remix qu’on achète à la poste.
FABIEN. – Oui. Oui. Il est drôle ce Mix & Remix. Il est la preuve que l’humour suisse existe. Il y a ce dessin dans le bouquin. Comment c’est ? Attendez. Non. C’est super drôle. Il y a. Puis après c’est. Il y a un des personnages qui dit. Enfin voilà. Bref.
MARCELA. – Nous avons regardé des films documentaires.
NATHALIE. – On m’a dit que Jerrycan a pleuré pendant la projection de Heimatklange, un film sur l’art du yodle à travers le portrait de trois chanteurs.
FABIEN. – Marcela a été horrifiée par Let’s make money, un reportage sur le système financier.
FANNY. – Freddo s’est enthousiasmé pour Max Frisch, citoyen.
MATHIAS. – Pour une fois qu’il s’enthousiasme pour quelque chose.
MARCELA. – Nathalie n’a rien vu. Elle n’était jamais avec nous pour regarder les films.
FREDDO. – Fabien a demandé à être SuperSuisse après la projection de The yes men fix the world parce que lui aussi voulait enfiler une tenue ridicule pour parler d’économie.
JERRYCAN. – Et Fanny vous savez ce qu’elle a fait ?
MARCELA. – Elle a mangé des dattes aux mandarines pendant L’encerclement.
FANNY. – L’encerclement, un film qui expose pendant pratiquement trois heures les thèses néolibérales à travers les réflexions et les analyses d’intellectuels de renom. Un film d’entretiens. Un film très aride. Austère. Ça pourrait être un film suisse. Mathias a vécu une expérience très particulière avec L’encerclement. Combien de fois l’as-tu regardé Mathias ?
MATHIAS. – Quatre.
FANNY. – Tu peux nous citer un extrait s’il te plaît.
MATHIAS. – Avec plaisir. Il cite.
FANNY. – L’encerclement, ce n’est pas seulement des propos d’une rare densité, d’une incroyable force de persuasion, c’est aussi une musique très particulière qui s’intercale entre les différents entretiens.
NATHALIE. – Nous allons vous en jouer un extrait.
Ils jouent une musique dissonante.
FREDDO. – Ce spectacle n’aurait pas existé sans les nombreuses personnes que nous avons rencontrées. Banquiers. Gestionnaires de fortune. Traders. Journalistes. Historiens. Politiciens. Simples particuliers.
NATHALIE. – Évidemment nous les remercions tous.
MARCELA. – Dans un sens, c’était frustrant ce travail préparatoire. Même en s’attachant à l’angle économique, nous avons été contraints à des choix. La matière était trop dense.
MATHIAS. – Rassurez-vous. Si le spectacle a du succès, nous vous promettons une suite.
NATHALIE. – Nous ne vous dresserons pas le catalogue de tout ce que nous aurions voulu aborder mais que finalement nous avons décidé de mettre de côté.
FANNY. – La clef du succès, c’est de fidéliser le client avec un produit attractif. Et après ne pas le lâcher.
MARCELA. – Ne surtout pas le lâcher.
FABIEN. – Bravo. Vive la Suisse.

Le vieux monsieur

Texte en hommage à Pierre Baillot, un des comédiens de Roberto Zucco de B-M. Koltès dans la mise en scène de Christophe Perton, présenté à la Comédie de Genève en octobre 2009. Ce texte a déjà été publié sur le site de la Comédie de Genève.

Il y a ce vieux monsieur
Assis

Sur la scène
Qui joue le rôle d’un vieux monsieur
Perdu
Abandonné
Dans le métro
La voix tremblante
Les yeux voilés
Il prend son temps
Cherche ses mots
Hésite parfois
Ses pieds sont proches des miens
Trente centimètres à peine
Peut-être moins
Si je voulais
Je pourrais l’interrompre
Briser le fragile équilibre
Qui le relie à la vie
Si je voulais
Je pourrais lui parler
L’appeler par son prénom
Son prénom de vieux monsieur
J’en ai la tentation
Peut-être par jeu
Par provocation
Pour savoir ce que ça fait
Ce vieux monsieur, je le connais
Il y a de nombreuses années
Il jouait déjà un vieux monsieur
Dans Celle-là de Daniel Danis
Dans une mise en scène d’Alain Françon
C’était une autre ville
Un autre temps
Une autre vie
Je travaillais dans une radio
Animait une émission sur le théâtre
Nous avons parlé
Echangé
Pendant près d’une heure
Et encore après que l’émission soit terminée
Nous nous sommes écrits
Il a lu mes premières pièces
Je lui ai rendu visite
J’ai rencontré sa femme
Il m’a parlé de ses enfants
Tous les trois comédiens
L'amour dans sa voix
Quand il m'a parlé de ses enfants
Un souvenir inoubliable
Puis le temps a passé
Nous nous sommes perdus de vue
Ce soir, ce sont nos retrouvailles
Lui ne le sait pas
Je ne l’ai pas prévenu
Quel hasard de se retrouver si proche
Moi au premier rang
Lui au bord de scène
Il me touche ce vieux monsieur
M’émeut profondément
Ce n’est pas un personnage sur scène
C’est un homme
Dans toute sa beauté
Dans toutes ses fragilités
Ses imperfections
Ce soir, je l’écoute parler sur scène
J’ai l’impression que c’est à moi qu’il s’adresse
A mon tour, mes yeux se voilent
Je m’approche de la joie
Le sentiment de ne plus être seul

Le soldat

Extrait d'Ecorces créé en mars 2010 au Théâtre Le Poche à Genève. Soit le quotidien de deux sœurs et le parcours d'un soldat dans un état soumis à la dictature.


LE SOLDAT. – Nous recevons l’ordre de nous rendre au village de R., près de la frontière nord-est. C’est l’hiver. Il fait très froid. J’ai été appelé sous les drapeaux quatre mois auparavant. Je n’ai aucune expérience de la guerre. C’est ma première confrontation avec l’ennemi. Au cours de mes quatre premiers mois de service, je ne me suis pas éloigné à plus de vingt kilomètres de la base. Le lieutenant nous a donné une demi-heure pour mettre notre tenue de combat, préparer notre paquetage et nous rendre sur la piste d’envol des hélicoptères. Nous ne recevons aucune précision sur le temps que doit durer la mission. Un sergent pense que dès ce soir nous serons de retour à la base. Un autre que c’est une mission test pour vérifier nos aptitudes. Savoir si nous avons assimilé notre entraînement. Je suis un peu nerveux. Mes intestins me le font sentir. Je me précipite deux fois aux chiottes en moins de quinze minutes. J’enfile ma tenue de combat. Je vérifie rapidement mon fusil. Boucle mon paquetage. Sort du baraquement. Je regarde ma montre. Je suis dans les temps. Il faut moins de dix minutes pour rejoindre la piste de décollage. Il s’est mis à pleuvoir. Une petite pluie fine qui pénètre mes vêtements. J’ai encore envie de chier. Je serre les fesses. J’atteins la piste d’envol. Les hélicoptères sont prêts à décoller. Le lieutenant est déjà là. Il s’occupe de la répartition des hommes dans les hélicoptères. Je m’assois vers l’arrière. Très vite, nous sommes serrés les uns contre les autres. On dirait des sardines. J’ai à peine de la place pour remuer les pieds. Un gars à côté de moi pleure. Je fais comme si je ne le voyais pas. Je finis par lui donner un mouchoir. Il le prend sans me regarder. Il se mouche bruyamment. Je baisse le visage. Je sens bien qu’il a honte de pleurer. Les hélicoptères décollent enfin. Je me cramponne comme je peux à une barre de sécurité. Ça bouge beaucoup. J’ai des hauts le cœur. La radio transmet des messages de la base et des autres hélicoptères. Je ne comprends rien. Avec la vitesse et l’altitude, le froid se fait plus intense. J’essaie de me protéger tant bien que mal. Je ferme les yeux. Le temps passe lentement. J’ai toujours envie de chier. Personne ne parle ou presque. Deux ou trois gars fument des cigarettes. Le trajet dure pratiquement deux heures. Le paysage s’est transformé plus nous montions vers le nord-est. Le nombre d’habitations a diminué. Il y a plus de forêts. Les routes paraissent plus endommagées. Les hélicoptères nous déposent dans un grand champ et repartent aussitôt. Je suis tout ankylosé. Je me casse la gueule en sautant de l’hélicoptère. Je cours dans un coin pour me soulager. Mes intestins se tordent dans tous les sens. Une minute de plus et j’aurais chié dans mon pantalon. La pluie sur mes fesses est glaciale. Je n’ai rien pour m’essuyer. J’arrache des feuilles à un buisson. Le lieutenant nous appelle. Je me dépêche de retourner vers le groupe. Le lieutenant inspecte nos tenues. Vérifie l’état de nos armes. Je reboutonne mon pantalon avant qu’il me fasse une remarque. Le lieutenant s’écarte de quelques mètres. Prend la parole. Nous sommes à dix kilomètres du village qui constitue notre objectif. Un groupe de terroriste y a trouvé refuge. Nous avons pour mission de le débusquer et de l’éliminer. Vous devez être prêts à toute éventualité. Les terroristes pourraient être fortement armés et prévenus de notre arrivée. Nous chargeons notre paquetage. Nous nous mettons en marche. Le terrain est faiblement accidenté. La progression facile. Malgré le froid, je ne peux pas m’empêcher de transpirer. Nous avançons en file indienne. Cinq hommes ont été envoyés en éclaireurs. Le lieutenant conduit le gros de la troupe. Il nous impose une cadence soutenue. Régulièrement nous butons sur le camarade qui est devant nous et manquons de tomber. Je commence à avoir mal à la tête. Quel con. J’ai oublié mes aspirines à la base. La pluie transperce mon uniforme. Je suis tout humide. Le lieutenant nous fait stopper au sommet d’une petite butte. Le village est en contrebas. Il ne doit pas compter plus de deux cent cinquante habitants. De la fumée s’élève des cheminées. On voit quelques personnes dans les rues. Des animaux aussi. Le lieutenant nous déploie en ligne. Nous descendons en progression lente vers le village. Je suis prêt à tirer au moindre mouvement suspect. Mon mal de tête empire. Mes boyaux se tordent à nouveau dans tous les sens. Bordel. Un chien aboie. Un enfant nous repère. Il court à l’intérieur d’une maison. Un vieillard en sort. Il doit avoir pratiquement quatre-vingt ans. Il marche avec une canne. Il s’approche de nous. Le lieutenant nous fait signe de nous arrêter.

L'enfant

Extrait d'Ecorces créé en mars 2010 au Théâtre Le Poche à Genève. Soit le quotidien de deux sœurs et le parcours d'un soldat dans un état soumis à la dictature.


F2. – Ce n’est pas un enfant qu’elle mettra au monde. Mais un cadavre. La pourriture s’est déjà emparée de son corps. Aucune parcelle ne sera épargnée. Son histoire est inscrite dans ses gènes. Nos ventres de femme sont des champs brûlés. Il ne peut en sortir que des cadavres. Lutter ne sert à rien. Cet enfant lui a été enlevé. Il y a très longtemps qu’ils ont posé la main sur lui. Avant même qu’il soit conçu, il leur appartenait. A chaque instant de son existence, ils lui rappelleront qui sont ses maîtres. Ils lui apprendront à obéir. Ils lui diront ce qu’il doit penser. Ce qu’il doit faire. Ils le façonneront à leur image. Mais une image vile et dégradée. Une image servile et impuissante. Ils joueront avec lui comme l’enfant joue avec de la pâte à modeler. Quand ils seront las de s’amuser, ils l’écraseront et le laisseront dans un coin. A l’adolescence, l’enfant éprouvera peut-être un sursaut de révolte. Mais il sera vite maté. Ils le ramèneront dans le rang. Comme salaire de son obéissance, ils lui donneront une voiture. Un ordinateur. Le modèle dernier cri de téléphone portable. Ils lui souffleront qu’il est libre. Il le criera à plein poumon. Il sera prêt à tuer celui qui lui dira le contraire. Chaque jour, dans les médias, il guettera leurs apparitions. Il fera des kilomètres pour les apercevoir. Il les applaudira à se briser les mains au moindre mot qu’ils prononceront. Il en viendra à aimer sa servitude. A la chérir comme son bien le plus précieux. Il n’imaginera jamais que sa vie puisse être différente. Il traitera de fous, de malades mentaux ceux qui oseront vivre différemment. Ses rêves seront peuplés de noms de marques et de corps remodelés par la chirurgie esthétique. Il chantera du soir au matin que la vie est belle, qu’il est le plus heureux des hommes et il ne comprendra pas pourquoi le cancer le ronge. Il ne comprendra pas pourquoi l’achat d’une nouvelle voiture avec toutes les options indispensables au confort de l’homme moderne ne remplace pas le trou qu’il aura à la place du cœur. Il ne comprendra pas pourquoi tuer son voisin ne fait pas de lui un homme meilleur. Il ne comprendra pas pourquoi amasser des milliards en actions et en devises ne lui offre pas l’éternité. Il ne comprendra pas pourquoi la victoire de son équipe de foot préférée ne fait pas de lui un homme plus équilibré. Il aura peur quand on lui dira d’avoir peur. Il sera content quand on lui dira d’être content. Ce n’est pas sa vie qu’il vivra. Mais la vie d’un automate. Un simulacre. Non. Non. Non. Ce n’est pas un enfant qu’elle mettra au monde. Ce n’est pas un enfant. Ce n’est pas un enfant. Ce n’est pas un enfant. Ce n’est pas un enfant. Ce n’est pas un enfant.

Frapper au coeur de l'Etat

Extrait de Naissance de la Violence (une histoire d'amour) créé en janvier 2007 à la Grange de Dorigny à Lausanne. Soit l'histoire des brigades rouges en Italie à travers les vies de Renato Curcio et Margherita Cagol.

LA FEMME. – Nous prévoyons de le libérer.
L’HOMME. – Le tuer n’entre pas dans nos plans.
LA FEMME. – Nous n’imposons aucune condition à sa libération.
L’HOMME. – Nous ne nous lancerons pas dans un bras de fer que nous pourrions perdre.
LA FEMME. – Nous attendons juste un geste.
L’HOMME. – Sur la caisse de compensation.
LA FEMME. – Le sujet brûlant du moment.
L’HOMME. – Celui qui concerne tous les ouvriers.
LA FEMME. – Une ouverture est faite.
L’HOMME. – Pas de véritable promesse.
LA FEMME. – Nous relâchons Amerio.
L’HOMME. – Dans un jardin public. Avec toutes ses affaires.
LA FEMME. – Cette action spectaculaire et non violente nous rend encore plus populaires.
L’HOMME. – Chaque jour, nous recevons de nouvelles demandes d’adhésion.
LA FEMME. – Plus que nous ne pouvons en traiter avec un minimum de sécurité.
L’HOMME. – Mais cette action ne sert à rien.
LA FEMME. – Un simple coup dans l’eau.
L’HOMME. – Les ouvriers sont humiliés.
LA FEMME. – Ils sont traités plus bas que terre.
L’HOMME. – Personne ne les entend.
LA FEMME. – Le Parti Communiste les a trahis.
L’HOMME. – Le syndicat communiste les a trahis.
LA FEMME. – Le renouvellement du contrat des métallos est signé dans des conditions différentes de celles demandées par la base ouvrière.
L’HOMME. – L’accord est signé à Rome.
LA FEMME. – Loin des usines. Loin du bruit des machines.
L’HOMME. – Loin des odeurs de transpiration et des visages fatigués.
LA FEMME. – Dans des bureaux à l’atmosphère feutrée.
L’HOMME. – Entre personnes en costume.
LA FEMME. – Avec des chaussures cirées.
L’HOMME. – Ce n’est plus seulement à Milan et à Turin que nous devons lutter.
LA FEMME. – Mais partout.
L’HOMME. – Dans toute l’Italie.
LA FEMME. – Il faut sortir des usines.
L’HOMME. – Frapper au cœur de l’Etat.
LA FEMME. – De ceux qui le dirigent.
L’HOMME. – Les hommes de la Démocratie Chrétienne.

La mort de Margherita "Mara" Cagol

Extrait de Naissance de la Violence (une histoire d'amour) créé en janvier 2007 à la Grange de Dorigny à Lausanne. Soit l'histoire des brigades rouges en Italie à travers les vies de Renato Curcio et Margherita Cagol.


LA FEMME. – Le 5 au matin, je te téléphone depuis Acqui Terme. Vallerino est calme. Il ne se plaint pas. J’ai hâte que cela se termine. Je rentre à la ferme Spiotta. Je suis terriblement fatiguée. J’ai été de garde toute la nuit. J’ai besoin de dormir. Mes yeux se ferment tout seul pendant le trajet du retour. Je dois faire un effort pour les garder ouverts et ne pas avoir d’accident. Le camarade est à son poste. Devant la fenêtre. Je vais me reposer. Continue de surveiller. Si tu vois quelque chose d’anormal, réveille-moi. Je monte vers une des chambres à l’étage. Je trébuche dans les escaliers. Je m’affale sur le lit. Je m’endors immédiatement. Un sommeil lourd. Sans rêve. Je suis réveillée par des coups sourds frappés à la porte. Je n’ai pas dû dormir plus d’une heure ou deux. Je bondis vers la fenêtre. Dehors, je vois trois carabiniers. Je sors de la chambre. Je dévale les escaliers. Le camarade me regarde l’air ahuri. Qu’est-ce qui s’est passé ? Je me suis endormi. Merde. Merde. Si au moins, nous avions mis le tronc sur le chemin. Qu’est-ce qu’ils font ? Ils n’ont pas l’air de vouloir partir. Ils ont dû repérer les voitures. Bordel. C’est trop con. Se faire pincer comme ça. Nous ne pouvons pas rester là. Nous devons sortir d’ici. C’est notre seule chance. Prends ta mitraillette et les grenades. Grouille. Plus nous leur laissons du temps, plus ils peuvent s’organiser. Appeler des renforts. Que faisons-nous de Gangia ? Nous le laissons où il est. Merde à Gangia. Nous devons sauver nos peaux. C’est la priorité. Ouvre la porte. Je sortirai la première. Maintenant. Je crois que j’ai peur. Je n’ai pas le temps d’y penser. Je me retrouve face aux trois carabiniers. Ils n’ont pas l’air surpris. Les coups de feu éclatent par rafale. Un bruit assourdissant. Mes mains sont comme collées au pistolet mitrailleur. J’ai subitement chaud. Une grenade explose. Deux carabiniers tombent. Le troisième s’enfuit. Du sang coule de mon bras. Il est très rouge. J’ai dû recevoir une balle. Dans la panique, je ne sens rien. Je cours jusqu’aux véhicules. Je saute dans une des voitures. Le camarade monte dans la deuxième. Je démarre plein gaz. La voiture patine un peu. Elle avance. Je contourne la ferme. Je me retrouve face à la fourgonnette des carabiniers. Elle gène le passage. J’essaie de l’éviter. La voiture se coince dans le fossé. Le camarade ne fait pas mieux. Il y a un autre carabinier près de la fourgonnette. Il devait appeler les renforts. Sortez de vos véhicules. Sortez de vos véhicules. Les mains en l’air. Je ne le répèterai pas. Je suis un peu sonnée. Je n’ai plus d’arme. J’ai dû la laisser tomber quand je suis montée dans la voiture. Mon cœur bat la chamade dans ma poitrine. Des gouttes de sueur me tombent du front. Je sors de la voiture. Mon corps chancelle. Je me retiens à la portière. Les mains en l’air. Les mains en l’air. Dans le champ. Assis. Plus vite que ça. Il me reste deux grenades. Fermez-la. Le carabinier se dirige vers l’avant de la ferme. Maintenant. Le camarade jette sa grenade. Elle explose. Rate sa cible. Je n’arrive pas à courir. Je voudrais mais je n’y arrive pas. C’est trop tard. Le carabinier est déjà sur moi. Le camarade a réussi à s’enfuir. Il disparaît derrière un talus. Je resterai là. Je n’entends plus rien. Aucun bruit. Ni même le souffle de ma respiration. Tout est blanc. Je suis fatiguée. Je crois ne jamais m’être sentie aussi fatiguée. Si le carabinier me parle, je ne l’entends pas. Je pense à toi. Je pense à nos montagnes. Je pense à notre voyage de noces qui a été si court. A l’enfant que nous n’avons pas eu. Je pense à mes parents. A mon père qui est malade et que je ne reverrai pas. Quand je lève enfin les yeux, je suis calme. Détachée. Le troisième carabinier, celui qui s’était enfui, s’approche de moi. Il tient son pistolet devant lui. Colère et détermination dans les yeux. Je sais ce qu’il va faire. Je le sens à sa façon de marcher. De s’approcher de moi. L’autre carabinier le sent aussi. Il ne dit rien. Ses collègues sont tombés. Je suis déjà à terre. Je ferme les yeux pour ne rien sentir. Je ferme les yeux pour ne penser à rien. C’est inutile. Le carabinier place son arme sous mon aisselle gauche à proximité du cœur. Je suis morte avant que le bruit de la balle ne résonne dans la campagne environnante.

samedi 19 juin 2010

L'auteur

Extrait de Je me méfie de l'homme occidental (encore plus quand il est de gauche) qui sera créé en mars 2011 au Théâtre Saint Gervais Genève. Ce texte a déjà été publié dans le journal de l'ABC à la Chaux-de-Fonds ainsi que sur le site de la Comédie de Genève. Il constituera la première scène du spectacle.

Depuis que je suis artiste, j’ai choisi de voter à gauche
Même à l’extrême gauche
Je suis selon certains de mes amis
          Un sale gauchiste de merde
J’aime quand ils m’appellent comme ça
          Un sale gauchiste de merde
Je ne sais pas si j’apprécierais autant si ça venait d’un type de droite
Si un type de droite me traitait de sale gauchiste de merde
Je crois que je n’aimerais pas
Remarquez qu’on ne dira jamais
          Un sale droitiste de merde
Enfin si on le dit
Mais c’est rare
Je ne sais pas pourquoi on parle toujours des gauchistes
Et jamais des droitistes
Je n’ai rien contre les gens qui votent à droite
Au contraire
Souvent je les préfère à ceux qui votent à gauche
Au moins les choses sont claires
Les positions idéologiques bien établies
Je ne supporte pas l’idée qu’on refuse de parler à un type en fonction de ses opinions politiques
Je suis content d’être de gauche
Etre de gauche, c’est un label de qualité
Au théâtre par exemple
Il y a tous ces spectacles qui se disent de gauche
Enfin ils ne le disent pas
Mais c’est induit
Fortement suggéré même
Des spectacles qui parlent de notre réalité sociale
Enfin de tous les problèmes dont les journaux nous abreuvent
L’immigration
Les sans-papiers
La pauvreté
La vieillesse
Nous allons les voir entre amis
Enfin pas vraiment entre amis
Mais dans la salle il y a une communauté qui préexiste
C’est bien simple
Avant que la pièce commence, nous sommes d’accord avec l’auteur
Nous sommes aussi d’accord avec le metteur en scène
D’accord avec les comédiens
Avec l’éclairagiste
Oui avec l’éclairagiste aussi
C’est important la lumière
Sans lumière ce n’est pas pareil
Ça change la mise en scène
Revenons à ma pièce de gauche
Elle commence
Nous sommes installés dans nos fauteuils
Très vite, nous sommes saisis par l’émotion
Transportés
Nous rions
Nous pleurons
Nous abandonnons toute résistance
C’est dingue
J’ai vu ça dans une pièce une fois
Enfin pas qu’une mais cette fois-là c’était vraiment gratiné
Ça parlait de travailleurs immigrés sur un chantier
D’exil
De fraternité
A la fin tout le monde s’est levé et a fait une standing ovation aux comédiens
A croire qu’il n’y avait que des travailleurs immigrés dans la salle
Que tous partageaient les problèmes des personnages
Que dès le lendemain, ils iraient militer dans une association de défense des travailleurs immigrés
De tous les travailleurs sans papier
De tous ceux que nous exploitons
Humilions
Non ce n’est pas vrai
Nous ne les humilions pas
Finalement ce n’est pas très important tout ça
Ce qui nous réunit ici
Le théâtre
Ce n’est pas très important le théâtre
Le théâtre ne changera pas le monde
Il ne le rendra pas meilleur
Plus juste
Moins violent
L’artiste qui se rêve en révolutionnaire
En éveilleur de conscience
C’est à ça que je rêvais quand j’étais plus jeune
Je pensais fomenter la révolution sur les scènes de théâtre
Transformer les gens
Ce que j’étais naïf
Ce que j’étais prétentieux surtout
Un putain de prétentieux moraliste et arrogant
Mesdames, Messieurs
Place au spectacle
Un dernier mot encore
Un conseil peut-être
Méfiez-vous des auteurs de théâtre
Encore plus quand ils se prétendent de gauche
Ils ont tendance à trop parler

La neutralité

Extrait d'Une histoire suisse, spectacle créé en avril 2010 au Théâtre Saint Gervais Genève. Soit la traversée subjective de l'histoire de ce beau pays de 1291 à nos jours.

La neutralité, c’est la fierté suisse depuis 1815
La neutralité, c’est cultiver le consensus comme solution à tous ses problèmes
La neutralité, c’est acheter un appartement à Gstaad pour un réalisateur de films polonais
La neutralité, c’est Federer qui a des fans dans le monde entier
C’est aimer son pays sans se poser de question
La neutralité, c’est la politique de l’autruche
C’est un gouvernement sans promesses
Un gouvernement sans programme
Des débats politiques sans contenu
La neutralité, c’est ne pas adhérer à l’Europe
C’est yodler en haut de la montagne
C’est regarder la télévision suisse romande pour un alémanique
La neutralité, c’est ne pas faire de différence entre un serbe et un kosovar
C’est appliquer la double peine
La neutralité, c’est une chanson triste
C’est mon cœur qui bat moins fort le soir avant de m’endormir
La neutralité, c’est l’espoir radieux d’attraper un cancer. De crever comme Fritz Zorn dans un bunker de la riviera zurichoise
C’est regarder mourir son voisin avec un air de compassion très étudié
C’est pleurer devant son écran de télévision en mangeant du cervelas
C’est se lancer dans l’humanitaire pour se donner bonne conscience
La neutralité, c’est un drapeau taché de sang
C’est fabriquer des armes et les vendre au plus offrant
C’est la croix rouge qui ne dit rien sur les camps de concentration
C’est occuper l’armée à mater les manifestations
La neutralité, c’est la poésie qu’on assassine
C’est s’arranger avec les cadavres
C’est recycler des anciens nazis dans l’administration
C’est ficher les habitants soupçonnés de sympathies communistes
La neutralité, c’est financer des coups d’état
C’est le prétexte pour ne pas s’engager
La neutralité, c’est un mensonge au quotidien
C’est cautionner l’injustice
C’est la peur qui domine
La neutralité, c’est serrer la main à tous les tyrans
C’est dénoncer celui qui fait trop de bruit
Qui sent trop mauvais
Qui n’aime pas la fondue
La neutralité, c’est le vote à main levée
C’est éduquer les citoyens à ne plus penser
C’est toujours parler de l’inutile et se taire quand c’est important
La neutralité, c’est ériger une zone rouge surveillée par l’armée pour le forum économique mondial de Davos
C’est le pouvoir à l’économie
C’est acheter l’or de l’apartheid
C’est le secret bancaire
La neutralité, c’est vendre la marque suisse dans le monde entier
C’est blanchir l’argent de la drogue
De la prostitution
Du trafic d’arme
La neutralité, c’est le mutisme du vassal
La neutralité, c’est toujours très relatif
La neutralité, c’est taire sa colère quitte à en souffrir
La neutralité, ce n'est pas qu'une histoire suisse

La bourgeoise

Extrait d'Une histoire suisse, spectacle créé en avril 2010 au Théâtre Saint Gervais Genève. Soit la traversée subjective de l'histoire de ce beau pays de 1291 à nos jours. Je pense écrire un monologue de 45 minutes d'après ce texte.

LA FEMME. – La bourgeoisie suisse est une bourgeoisie putride. Je sais de quoi je parle. Je suis le produit d’une longue lignée de bourgeois bâlois. Nous avons fait fortune dans la banque et la chimie. Ma famille se complait dans une image vertueuse. Cette image a façonné notre imaginaire depuis cent cinquante ans. Nous nous affichons dans les galas de charité. Nous sommes parmi les principaux donateurs de l’opéra de Bâle. Une partie de notre fortune provient du commerce de l’opium. Pendant la première guerre mondiale, nous avons vendu du sirop contre la toux bourré à l’opium dans les tranchées allemandes et françaises. Les belligérants s’éventraient à coup de baïonnettes avec le soutien d’une drogue suisse. Dans ma famille, nous avons toujours eu des sympathies très poussées envers l’Allemagne.
En 1915, nous avons fait pression sur le conseil fédéral pour que la Suisse entre en guerre à ses côtés. Nous espérions récupérer un accès à la mer. Mon grand-père a rencontré Hitler en 1936. Il se sentait très proche de ses idées. Il m’a montré une photo de Hitler et lui marchant côte à côte à la montagne. Il m’a dit. C’était un grand homme. Personne n’a compris la force de ses idées. Quand j’ai parlé de cette photo à ma mère, après le décès de mon grand-père, elle m’a affirmé qu’elle n’avait jamais existé. Des pauvres bougres ont été exécutés comme traître à la patrie pendant la guerre. Mon grand-père et le colonel Wille, un ami de la famille, affichaient publiquement leurs sympathies pour les nazis et n’ont jamais été inquiétés. Mon père a poursuivi l’œuvre familiale. Il a voyagé à de nombreuses reprises en Afrique du Sud pendant l’apartheid. A seize ans, pauvre petite bourgeoise révoltée, j’ai écrit une lettre que j’ai envoyée à la NZZ. Elle n’a jamais été publiée. Mon père s’est arrangé pour me faire interner dans une clinique. Le médecin-chef était un ami de la famille. J’ai été gavée de médicaments pendant trois ans. A ma sortie de clinique, un de mes frères m’a demandé. Enfin calmée ? Ce misérable cloporte a travaillé pour une grande banque privée qui avait une importante filiale à Miami. Pendant quinze ans, il y a fait des allers et retour. Quand je lui demandais. Que fais-tu exactement ? Il me répondait d’un ton très sérieux. Je transporte des enveloppes. Il blanchissait l’argent du cartel de la drogue. Avec la petite fortune qu’il a accumulée, ses enfants ont intégré les meilleures universités américaines et anglaises. Il y a cent vingt mille millionnaires en Suisse. Cent vingt mille personnes qui s’accaparent la majeure partie de la richesse du pays. Je suis depuis peu légalement une de ces cent vingt milles personnes. Aujourd’hui je m’apprête à brûler cet argent. Je dis ça au sens métaphorique. J’ai prévenu mes frères. Je les ai entendu hurler à l’autre bout du téléphone. C’est le plus beau jour de ma vie.

Marcel

Extrait d'Une histoire suisse, spectacle créé en avril 2010 au Théâtre Saint Gervais Genève. Soit la traversée subjective de l'histoire de ce beau pays de 1291 à nos jours. Les éléments biographiques de la vie de Marcel Ospel, ancien dirigeant de la banque suisse UBS, sont exacts.

MARCEL. – My name is Marcel. Mon nom est Marcel. J’ai grandi dans un quartier ouvrier de la ville de Bâle. De mon père, j’ai appris les valeurs du travail et de la discipline. J’ai très vite quitté l’école pour apprendre sur le tas les métiers de l’argent. Quand des jeunes gens de mon âge s’amusaient à la révolution, je jouais des coudes à la bourse de Bâle. Mon premier salaire d’apprenti s’élevait à 1320 francs par année. En 2006, il était de 26 millions de francs. Soit 2,2 millions par mois. Soit 1320 francs en cinq minutes et cinquante-cinq secondes. A ce jour, je me suis marié trois fois. J’aime les belles voitures. De préférence de marque allemande. En 1972, je suis entré comme employé à la société des banques suisses. A force de travail, j’en ai gravi les échelons. En 1984, déçu par le manque de dynamisme et de vision internationale de la SBS, je la quitte pour Merrill Lynch. L’évaluation de mon ancien supérieur à la SBS est la suivante.
ADRIANA. – Une personne compétente, qui se donne au maximum pour prouver ses compétences. Très ambitieux, réfléchit de façon matérielle, pourrait commettre des erreurs en raison de sa forte ambition. Doit être contrôlé.
MARCEL. – Doit être contrôlé. Quand je reviens à la SBS en 1987, c’est avec l’objectif d’en prendre la direction. En 1993, je suis déjà en charge de la partie banque d’affaires. Je suis un des principaux acteurs du rapprochement entre la SBS et l’UBS. Je n’ai jamais caché mon ambition. Cela n’a pas été sans provoquer des heurts avec mes anciens supérieurs. Depuis que j’ai commencé dans ce métier, les Etats-Unis me fascinent. Contrairement à la Suisse et à sa morale étriquée, les Etats-Unis voient tout en grand. Bigger than life. C’est le travail qui est récompensé. C’est cet esprit que j’ai souhaité importer en Suisse. Chacune de mes décisions a été prise dans le souci de l’intérêt de mon pays. On m’a accusé d’avoir pêché par orgueil. D’avoir été trop ambitieux. Depuis quand l’ambition est-elle un crime ? Que me reproche-t-on exactement ? De m’être enrichi ? Sur l’argent que j’ai gagné, j’ai payé des impôts. Je ne me suis pas soustrait à mon devoir de citoyen. Par mon labeur, j’ai apporté à la communauté. On a construit des routes. Des écoles. J’entends ici et là qu’on voudrait me faire un procès. C’est une statue qu’on devrait m’élever.
ADRIANA. – Chéri ?
MARCEL. – Oui. Amour.
ADRIANA. – Des messieurs désirent s’entretenir avec toi.
MARCEL. – Qui ça ?
ADRIANA. – Ils ne m’ont pas donné leurs noms.
MARCEL. – Tu ne leur as pas demandé ?
ADRIANA. – J’ai oublié.
MARCEL. – Ce n’est pas grave amour. Ne pleure pas. T’ont-ils exposé la raison de leur venue ?
ADRIANA. – Ils m’ont dit que c’était pour une affaire confidentielle. Je n’ai pas insisté.
MARCEL. – Tu as bien fait. Amour ?
ADRIANA. – Oui ?
MARCEL. – Fais les entrer.
ADRIANA. – C’est déjà fait.
MARCEL. – Tu aurais dû me le dire plus tôt. Où sont-ils ?
ADRIANA. – A côté de moi.
MARCEL. – Qu’ils approchent. Messieurs, ne soyez pas timide. Vous êtes venus voir le grand homme. Je sens à votre aura que vous êtes inquiets. L’avenir vous fait peur. Vous êtes en quête de réponse. Je suis là pour vous aider. Amour ?
ADRIANA. – Oui.
MARCEL. – Sers des rafraîchissements à ces messieurs. Ils ont la gorge sèche.
ADRIANA. – Tout de suite.
MARCEL. – La vue est belle. Depuis que j’ai acheté cette maison, je ne m’en lasse pas. Je pourrais rester des heures à la contempler. Malheureusement mes nombreuses activités ne m’en laissent guère le temps. Ne soyez pas impressionnés. Je ne suis qu’un homme.
LE CHŒUR DES RETRAITES RUINES ACTIONNAIRES DE L’UBS. – Nous sommes.
MARCEL. – Vous êtes ?
LCDRRACLUBS. – Nous sommes.
MARCEL. – Vous êtes ?
LCDRRACLUBS. – Nous sommes.
MARCEL. – Ce n’est rien. Respirez profondément et parlez.
LCDRRACLUBS. – Nous sommes le chœur des retraités ruinés actionnaires de l’UBS.
MARCEL. – Enchanté. Je ne savais pas qu’il y avait un chœur parmi les retraités ruinés actionnaires de l’UBS. Quelle excellente surprise. Le chœur d’ouverture de La passion selon Saint Mathieu de Jean-Sébastien Bach m’émeut au plus au point. Je l’écoute avec bonheur le dimanche après-midi après une petite promenade revigorante dans les alentours.
ADRIANA. – Je suis de retour.
MARCEL. – Tu as fait vite amour. Tu es vraiment parfaite. Je ne regrette pas de t’avoir épousée.
ADRIANA. – Moi non plus chéri.
MARCEL. – Ces messieurs sont le chœur des retraités ruinés actionnaires de l’UBS.
ADRIANA. – Très heureuse.
MARCEL. – Je me demande. Est-ce un ensemble musical soutenu par l’UBS ? Question idiote me direz-vous. Sinon il n’y aurait pas le nom UBS dans votre appellation. Quel est votre répertoire ? La musique classique ou la musique populaire ? Il y a cette chanteuse moitié suisse, moitié américaine un peu folle qui pratique le yodle. Quel est son nom déjà ? Nous l’avons entendue en concert une fois amour. Tu t’en souviens ? C’était plutôt amusant.
LCDRRACLUBS. – Nous sommes venus vous demander.
MARCEL. – Demandez. Demandez.
LCDRRACLUBS. – Nous avons été ruinés.
MARCEL. – C’est une tragédie. J’ai moi-même connu quelques revers de fortune. Je suis contraint de vivre sur mes économies.
LCDRRACLUBS. – Par votre faute.
MARCEL. – Comment par ma faute ? Je ne vous connaissais pas avant aujourd’hui.
LCDRRACLUBS. – Nous exigeons réparation.
MARCEL. – Vous n’exigez rien messieurs. Un peu de sérieux. Je vous accueille dans ma maison. Ma ravissante épouse vous offre des rafraîchissements. La musique est un métier difficile. Ce n’est pas pour autant que vous êtes en droit de vous en plaindre à moi. Si votre requête a un lien avec le Festival de Verbier, veuillez vous adresser à la section sponsoring de l’UBS.
LCDRRACLUBS. – Nous demandons l’ouverture d’une enquête.
MARCEL. – Vous demandez. Vous demandez. Cette manie qu’ont les gens aujourd’hui de faire des procès pour un oui, pour un non. Si je me place souvent en admirateur des Etats-Unis, je dois avouer que cette judiciarisation de la société me déplait au plus haut point. C’est le symbole d’une société qui n’assume plus de prendre des risques. Qui souhaiterait que tout soit prévisible.
LCDRRACLUBS. – Nous nous érigeons en tribunal populaire.
MARCEL. – Messieurs. J’ai su me tenir loin de toute cour de justice jusqu’à ce jour. Ce n’est pas à mon âge qu’on me fera un procès. Votre colère est peut-être justifiée. Je refuse d’être votre bouc émissaire. Si vous cherchez un responsable à vos malheurs, choisissez quelqu’un d’autre. Dieu par exemple.
LCDRRACLUBS. – Nous nous érigeons.
MARCEL. – Amour ?
ADRIANA. – Chéri ?
MARCEL. – Il est temps de raccompagner ces messieurs à la porte de notre humble demeure.
ADRIANA. – Vous avez entendu mon mari.
LCDRRACLUBS. – Nous exigeons réparation.
MARCEL. – Il me reste quelques amis très chers à l’UBS. Je leur demanderai de couper net le soutien à votre chorale. Vos jours sont comptés messieurs.
LCDRRACLUBS. – Nous exigeons réparation.
MARCEL. – Je comprends mieux pourquoi je n’ai jamais entendu parler de vous.
LCDRRACLUBS. – Nous exigeons réparation.
MARCEL. – Votre répertoire est des plus limité.
LCDRRACLUBS. – Nous exigeons réparation.
MARCEL. – Moi aussi, j’exige réparation. C’est un scandale. Une horreur. Une ignominie. Une offense à la musique.
ADRIANA. – Ils sont partis chéri.
MARCEL. – Amour ?
ADRIANA. – Oui.
MARCEL. – Viens près de moi. Ne laisse plus entrer personne aujourd’hui. Ces plaisantins m’ont fatigué.
ADRIANA. – Très bien chéri.
MARCEL. – Regarde. C’est beau, n’est-ce pas ?

Les ombres

Extrait de La ville et les ombres créé en août 2008 au Théâtre Saint Gervais Genève dans le cadre du Festival de la Bâtie. Soit le récit de l'évacuation du squat à Rhino à Genève avec ses multiples épisodes à rebondissement vu sous le regard de ses différents acteurs.
Ici la première scène, un travail autour du forum internet de la Tribune de Genève. La plupart des phrases ne sont pas de moi. J’y ai mis en oeuvre une technique employé en son temps par Peter Weiss.

Pas un bruit.
Silence.
La ville dort.
Nous n’existons pas.
Nous sommes un.
Nous sommes des millions.
Nous n’avons pas de nom.
Pas de sexe.
Pas d’âge.
Pas de nationalité.
Tout est vrai.
Tout est faux.
Le mensonge permanent.
La vérité totale.
Parlons. Parlons. Parlons. Il y a tant de choses à dire.
Et s’ils nous entendent ?
Que leurs oreilles restent grandes ouvertes.
Et s’ils nous regardent ?
Que leurs yeux restent rivés sur nous.
Pourquoi nous as-tu demandé de venir ?
Tous ces mystères. Je déteste quand tu fais ça.
Alors.
Accouche.
Patience et longueur de temps.
Ne recommence pas.
Je me casse.
Attendez.
Tu veux une baffe ?
Laissez-le parler.
Vous n’avez pas entendu la nouvelle ?
Quelle nouvelle ?
De quoi tu parles putain ?
C’est au sujet de Rhino.
Quoi Rhino ?
Qu’est-ce qu’ils ont encore fait ?
Toujours la même histoire.
Trop longtemps qu’ils nous font chier.
Qu’ils se croient tout permis.
Pour une fois, nous ne pouvons les accuser de rien. Ils seront bientôt évacués.
Tu plaisantes. Qui te l’a dit ?
J’ai mes sources.
Je me réjouirai quand cette évacuation sera effective.
Chaque année, on nous promet qu’elle aura lieu et chaque année.
Ils continuent de nous narguer. De parader dans les rues.
Ils font signer des pétitions. Ils s’affichent dans les journaux. Ils interviennent à la télévision.
Cette fois, c’est du sérieux. Le procureur général a décidé d’en finir une bonne fois pour toute.
Notre procureur en a.
Il a quoi ?
Des couilles. Il a des couilles pour faire cesser ce scandale. Des couilles bordel. Des putains de grosses couilles.
Depuis combien de temps il existe ce squat ?
Trop longtemps.
Sérieusement.
Dix-huit ou dix-neuf ans, je crois. Ils parlent déjà de fêter leur vingtième anniversaire.
S’ils tiennent jusque là.
Je ne comprends pas qu’une ville comme Genève continue de tolérer les squats. Une ville qui accueille en son sein le siège des nations unies, de l’organisation mondiale du commerce, de l’organisation mondiale de la santé, du bureau international du travail et de plein d’autres institutions tout à fait respectable dont je ne connais même pas le nom.
La honte sur Genève.
La honte sur nous.
Il y a deux ans, une télévision russe a fait un voyage ici pour tourner un reportage destiné à casser les préjugés sur la Suisse. Vous savez ce qu’ils ont choisi pour représenter Genève ?
Rhino.
C’est pour ça que nous n’avons pas de touristes russes. Quel intérêt de venir trouver ici ce qu’ils ont déjà là-bas ?
Genève est devenue la risée de toute la Suisse.
La crédibilité de Genève ne sera restaurée que lorsque tous les squats auront disparu.
Tout ça, c’est de la faute des politiciens qui soutiennent les squatteurs. Sans eux, il y a longtemps qu’il n’y aurait plus de Rhino.
Des politiciens gauchistes.
Des nostalgiques de 68 qui n’avaient pas les couilles à l’époque pour faire la révolution et veulent se prouver quelque chose avant de crever.
Nous sommes dirigés par une bande de guignol.
Genève nous appartient autant qu’à n’importe quel squatteur.
Plus tu veux dire.
Il y aura de la casse en cas d’évacuation.
Comme pour le G8 en 2003.
Cette fois, nous sommes prêts.
Je serai dehors pour filmer les squatteurs.
La ville est à nous.
Formons des milices citoyennes. Montrons-leur qui commande.
Rallumons les fours crématoires.
Une simple balle dans la nuque et on les jette dans le lac.
Peut-être qu’on s’inquiète pour rien. C’est l’été. La plupart des squatteurs sont en vacances. Ils ont la belle vie. Pas de loyer. Pas de charges.
Nous vivons dans une société d’assistés.
Ils profitent. Ils profitent. Ils profitent.
Je ne suis pas d’accord. Certains d’entre eux travaillent.
Nous les connaissons leurs métiers.
Dealeurs.
Artistes.
Ou les deux.
Vous avez vu les horreurs sur les façades de Rhino ? Il y a de quoi se poser des questions sur leur santé mentale.
Ils appellent ça de l’art.
Mon gamin de trois ans ferait mieux que leurs immondices.
Faites attention à ce que vous dites. Les squatteurs pourraient nous faire un procès. Vous avez insulté leur sensibilité d’artiste.
Putain de squatteurs.
Des petits contestataires frustrés qui pensent tout savoir sur tout, font la morale assis au restaurant à dire.
La faim dans le monde, c’est terrible. Mais que fais l’Onu ? Manifestons.
Putain, ma vie est dure. Je suis totalement overbooké.
Ma sensibilité artistique me rend le monde sooooooooo pénible. Tu ne peux pas comprendre.
Des parasites.
De la vermine.
Et leur odeur ?
Une horreur. Même sans les voir, tu sais qu’ils sont là.
C’est leur arme de destruction massive.
Nous avons enfin déniché le stock de Saddam.
Vous ne trouvez pas que ça sent un peu bizarre ?
C’est vrai.
Il y a un sympathisant des squatteurs parmi nous. Qu’il se dénonce.
Ce n’est pas moi.
Tu peux nous le dire. Ce ne serait pas la première fois.
Je vous jure que je n’y suis pour rien.
En refusant de se laver, le squatteur critique la société. Il nous fait sentir qu’il est contre l’ordre établi.
Une contestation de façade. Le squatteur est bien content que la société existe.
Il s’y accroche comme une tique à un chien.
Leurs voisins dégustent quand ils organisent leurs grandes fêtes soi-disant populaires.
Des gens qui jouent du saxophone au milieu du boulevard, qui offrent sur le trottoir des repas à prix libre, non mais grand dieu, où va-t-on ?
Si j’avais eu Rhino à côté de chez moi, j’aurais déménagé.
Avec la crise immobilière, tu plaisantes ?
Les loyers sont beaucoup trop élevés.
C’est la faute de la gauche qui a freiné toutes les constructions dans le canton depuis trente ans.
La gauche prétend défendre les classes populaires. Elle ne pense qu’à son propre intérêt.
Certains élus de gauche ont des appartements beaucoup plus grand que le mien.
Tout ça, c’est magouilles et compagnie.
Certains individus obtiennent très vite des logements avec la gérance immobilière municipale quand des familles dans le besoin attendent depuis des années.
Une seule solution pour endiguer la hausse des loyers genevois.
Annexer la Haute-Savoie.
Que la gauche ne compte pas sur moi pour voter pour elle aux prochaines élections.
Tu n’as jamais voté à gauche.
Ce n’est pas demain que je vais commencer.
Il y a quelques semaines lors de la prestation de serment des élus, nos représentants se sont engagés vis-à-vis de la population à respecter et à faire respecter les lois. A ce jour, il faut constater qu’une certaine partie de nos élus nous ont menti.
La population genevoise sait que c’est grâce au socialiste Beer que les casseurs ont sévit en toute impunité à Genève lors du G8.
Elle sait que les principaux agitateurs sont toujours en place au sein du Département de l’Instruction Publique avec la bénédiction de Beer.
A Genève, c’est d’un type comme Sarkozy dont nous avons besoin.
Les squatteurs auraient déguerpis depuis longtemps si Sarkozy était aux commandes à Genève.
J’ai regardé l’émission Mise au point sur les squatteurs. J’ai été sidéré de voir des familles vivre avec des enfants là-dedans.
Ils arrivent à faire des gamins ?
Tu n’as pas vu la tête des gamins.
Avec des parents squatteurs, ils ne partent pas avec les meilleures chances dans la vie.
Certains enfants serviraient lors d’orgies sexuelles.
Ça ne m’étonnerait pas. Ils sont capables de tout.
Il y a des preuves ?
Comment veux-tu ? Les gamins sont tellement endoctrinés qu’ils n’en parlent à personne.
Faudrait faire quelque chose. Les dénoncer dans les journaux. Appeler la télévision.
Vous parlez par ignorance. Vous n’êtes jamais allé dans un squat.
C’est une conversation privée. Seules les personnes autorisées prennent la parole.
Pourquoi nous souhaiterions nous retrouver au milieu d’alcoolos et de drogués ?
Pas besoin d’y aller pour savoir ce qui s’y passe.
Ce sont des gens comme vous et moi.
Comme toi peut-être mais pas comme nous.
T’es squatteur ?
Probable que c’est un des leurs. Il a fait le déplacement pour nous convaincre de la justesse de leur cause.
Tu te fatigues pour rien. Nous ne sommes pas preneurs.
On les connaît vos beaux discours sur le partage et la vie communautaire. Tout pour moi et rien pour les autres.
Je ne suis pas squatteur. Je ne l’ai jamais été.
Tu t’es laissé endoctriné.
Quand je disais qu’ils sont malins.
Le squatteur ressemble à n’importe quel dictateur de bas étage. Il rêve d’imposer aux gens sa politique par la terreur et la violence qu’il applique dans la rue lorsque la loi est appliquée en sa défaveur.
Est-ce que vous imaginez une seule seconde que des gens peuvent penser différemment de vous ? Qu’ils peuvent avoir envie d’autre chose ? Qu’ils préfèrent garder du temps pour leurs enfants, vivre en collectivité, faire de la musique, organiser leurs vies en dehors de toute logique de profit ?
T’es là pour quoi au juste ?
Peut-être que je m’imaginais discuter avec vous.
Peut-être qu’on en a pas envie.
Peut-être qu’on préfère discuter entre nous.
Peut-être qu’on aime pas les sympathisants des squatteurs.
T’es bien pour Rhino ?
C’est facile comme question. Tu n’as qu’à répondre par oui ou par non.
Les occupations sont une réponse à la provocation qui veut nous faire croire que la richesse est la solution, que l’argent est la liberté.
Plus barge que je ne pensais.
Un discours préfabriqué.
Nous vivons dans une société où la propriété privée est un droit fondamental.
Qui vole un appartement, vole les citoyens.
Les squatteurs contribuent à la pollution de l’environnement.
Peut-être que c’est vous qui polluez.
Qu’est-ce que tu veux dire ?
Vous n’êtes qu’une bande de fascistes.
Ecoutez-le. Il vient nous prôner la tolérance et après il nous insulte.
Ceux qui soutiennent les squatteurs, qui parlent d’ouverture d’esprit, sont souvent ceux qui font preuve du plus de fermeture.
C’est impossible de discuter avec vous.
T’as entendu comme tu nous parles ?
Les financiers ont réussi leur coup. Stigmatiser les squatteurs. Tous des profiteurs. De la mauvaise graine.
Qu’est-ce qu’on fait ? On le laisse causer.
Qu’est-ce que tu proposes ?

Cette ville

Extrait de La ville et les ombres créé en août 2008 au Théâtre Saint Gervais Genève dans le cadre du Festival de la Bâtie. Soit le récit de l'évacuation du squat à Rhino à Genève avec ses multiples épisodes à rebondissement vu sous le regard de ses différents acteurs.


Cette ville où on rit
Cette ville où on pleure
Cette ville qui pue le fric
Cette ville qui cache sa misère
Cette ville où on se perd
Cette ville où on se retrouve
Cette ville où on nait
Cette ville où on crève
Cette ville où les rêves éclosent
Cette ville où les rêves se brisent
Cette ville où tout le monde se connaît
Cette ville où personne ne se voit
Cette ville où les chiens prolifèrent
Cette ville des banques, des bijouteries
Cette ville des quartiers abandonnées
Cette ville des organisations internationales
Cette ville où l’argent dénature tout
Cette ville où selon les barèmes officiels je suis pauvre
Cette ville où j’ai aimé une femme
Cette ville où j’en aimerai d’autres
Cette ville où je marchais la peur au ventre
Cette ville où je criais ma joie
Cette ville préservée, à l’abris du monde extérieur
Cette ville au bord d’un lac
Cette ville à la croisée d’un fleuve et d’une rivière
Cette ville et son jet d’eau
Cette ville calviniste
Cette ville où chacun vit dans ses ghettos, prisons, barrières mentales
Cette ville qui se nourrit de scandales
Cette ville qui voudrait rivaliser avec Paris, Berlin, Londres ou New York
Cette ville où l’amour s’absente
Cette ville où la haine grandit
Cette ville où l’espoir subsiste
Cette ville qu’on quitte
Cette ville et ses trams
Cette ville et ses voitures, ses vélos, ses piétons
Cette ville qui voudrait être tout
Cette ville qui souvent n’est rien
Cette ville qui ressemble à tant d’autres villes
Cette ville qui n’existe pas
Cette ville dans l’œil du cyclone

Le show télévisé

Extrait de La ville et les ombres créé en août 2008 au Théâtre Saint Gervais dans le cadre du Festival de la Bâtie. Soit le récit de l'évacuation du squat à Rhino à Genève avec ses multiples épisodes à rebondissement vu sous le regard de ses différents acteurs.

LE PRESENTATEUR. – Quelle soirée. Ce n’est pas fini. Beaucoup de surprises nous attendent encore. N’oubliez pas en fin d’émission, la présence de Mélanie Slob, la nouvelle star du porno. La température va monter d’un cran sur le plateau. Accueillons maintenant notre nouvel invité venu tout spécialement d’Afrique.
L’ASSISTANT. – Il vit en Suisse depuis plusieurs années.
LE PRESENTATEUR. – Il est quand même africain.
L’ASSISTANT. – Un africain blanc.
LE PRESENTATEUR. – Une précision superflue. Depuis quand les africains ne peuvent-ils pas être blancs ?
L’ASSISTANT. – J’aime les africains. Noirs ou blancs, je les aime tous.
LE PRESENTATEUR. – Mesdames et messieurs, quel beau métier que la télévision. Ce noir, nous avons donc la chance de recevoir un véritable africain. Quoi encore ? Qu’est-ce que vous avez à gesticuler ? Vous ne pouvez pas vous tenir tranquille ?
L’ASSISTANT. – Vous avez dit ce noir.
LE PRESENTATEUR. – Quoi ce noir ? Il est blanc. Vous ne m’écoutez pas.
L’ASSISTANT. – Pardonnez-moi. Vous avez dit. Ce noir, nous avons la chance d’accueillir un véritable africain.
LE PRESENTATEUR. – Suis-je censé vous rappeler que nous sommes en public ?
L’ASSISTANT. – En direct.
LE PRESENTATEUR. – Vos ridicules pitreries ne seront pas coupées au montage ? Elles ne vous rendront pas plus sympathique aux yeux du public. Notre invité commence à s’impatienter dans les coulisses. Accueillons le comme il se doit. Un tonnerre d’applaudissement s’il vous plaît.
L’INVITE. – Bonsoir.
LE PRESENTATEUR. – Comment vous appelez-vous ?
L’INVITE. – Monsieur Lenoir.
LE PRESENTATEUR. – Monsieur Lenoir, laissez-moi vous poser une première question. Une deuxième en fait, vu que je lui ai déjà demandé votre nom. Depuis combien de temps vivez-vous en Suisse ?
L’INVITE. – Quatre ans.
LE PRESENTATEUR. – Et comment trouvez-vous notre pays ?
L’INVITE. – Froid.
LE PRESENTATEUR. – Mais encore ?
L’INVITE. – Très froid.
LE PRESENTATEUR. – Rien d’autre ?
L’INVITE. – Extrêmement froid.
LE PRESENTATEUR. – Qu’êtes-vous venu faire dans notre pays si froid et pourtant si accueillant envers les étrangers ?
L’INVITE. – Des études.
LE PRESENTATEUR. – Dans quel domaine ?
L’INVITE. – L’informatique.
LE PRESENTATEUR. – Très intéressant l’informatique.
L’INVITE. – Pas tant que ça.
LE PRESENTATEUR. – Pourquoi faire des études d’informatique si vous ne trouvez pas ça intéressant ?
L’INVITE. – Pour gagner de l’argent et aider ma famille.
LE PRESENTATEUR. – La solidarité africaine. Le rapport clanique. Le sens de la famille. Quelle beauté. Quelle générosité. Monsieur Lenoir, nous vous avons invité à témoigner devant nous ce soir car vous avez exercé par le passé la profession de squatteur.
L’INVITE. – Je ne sais pas si c’est une profession.
LE PRESENTATEUR. – C’en est une. Et très lucrative.
L’INVITE. – Je n’ai pas eu le sentiment de m’enrichir.
LE PRESENTATEUR. – Au moins, vous ne vous êtes pas appauvri.
L’ASSISTANT. – Monsieur Lenoir ne semble pas très à l’aise.
LE PRESENTATEUR. – Il l’est. Monsieur Lenoir a la prestance d’un homme habitué des plateaux de télévision. Monsieur Lenoir a été invité sur celui de Jean-Luc Delarue sur France 2. Sur celui de Marc-Olivier Fogiel sur M6. Monsieur Lenoir aime la télévision et la télévision l’aime. Comment avez-vous découvert l’univers des squats en Suisse ? Est-ce que vos compatriotes vous en avaient parlé avant votre départ pour l’Europe ?
L’INVITE. – Je ne savais pas que ça existait en venant ici. C’est un étudiant que j’ai rencontré à l’université qui m’en a parlé.
LE PRESENTATEUR. – Un étudiant africain ?
L’INVITE. – Non. Suisse.
LE PRESENTATEUR. – D’origine étrangère ?
L’INVITE. – Suisse alémanique.
L’ASSISTANT. – Ce n’est pas étranger ça.
LE PRESENTATEUR. – Merci de la précision. Je salue tous nos téléspectateurs d’outre sarine. Ils sont nombreux à nous regarder ce soir. Est-ce qu’il se droguait ? Je parle de l’étudiant qui vous a proposé d’habiter dans ce squat.
L’INVITE. – Non.
LE PRESENTATEUR. – Il était porté sur la boisson ?
L’INVITE. – Je ne l’ai jamais vu saoul.
L’ASSISTANT. – Un bon suisse.
L’INVITE. – C’est ça.
LE PRESENTATEUR. – Personne ne vous a dit que squatter est illégal ?
L’INVITE. – Mon ami m’a dit que c’était permis.
LE PRESENTATEUR. – Votre ami est étudiant en droit ?
L’INVITE. – Non. En histoire.
LE PRESENTATEUR. – Moi, je dis que vous êtes venu en Suisse dans l’intention de profiter des largesses de notre beau pays en matière d’accueil et d’hébergement des étrangers.
L’INVITE. – Je suis venu en Suisse dans le cadre de mes études. J’ai un permis de séjour en règle.
LE PRESENTATEUR. – Nous le connaissons votre discours. Il est bien rodé. Tout le monde sait que vous avez prévu de rester en Suisse une fois vos études achevées.
L’INVITE. – Je compte retourner au plus tôt dans mon pays. Ici, il fait vraiment beaucoup trop froid.
L’ASSISTANT. – Avec le réchauffement climatique, dans moins de dix ans, il fera la même température qu’en Afrique.
LE PRESENTATEUR. – Silence.
L’INVITE. – Est-ce que je peux m’en aller ?
LE PRESENTATEUR. – Vous restez là. Parasite. Regardez-vous. Vous profitez de la moindre opportunité pour faire de la propagande en faveur des squats.
L’INVITE. – C’est vous qui m’avez invité. Vos collaborateurs m’ont harcelé pendant des semaines pour que je participe à l’émission.
LE PRESENTATEUR. – Mensonge. Calomnie. Ces squatteurs. Impossible de leur faire confiance. Où allez-vous ? Vous partirez quand je vous dirai de partir. Un africain blanc qui se fait appeler Monsieur Lenoir. Quelle blague.
L’INVITE. – C’est mon vrai nom.
LE PRESENTATEUR. – Encore une de vos combines pour vous rendre intéressant. Qui me prouve que vous êtes africain ? Faites-moi sortir cet ignoble individu.
L’ASSISTANT. – Moi ?
LE PRESENTATEUR. – Il faut bien que vous soyez payé à quelque chose.
L’ASSISTANT. – C’est que.
LE PRESENTATEUR. – Vous avez peur ? Un bon suisse fier et courageux comme vous.
L’ASSISTANT. – Il est parti.
LE PRESENTATEUR. – Le fourbe. Le scélérat. Une preuve supplémentaire que les squatteurs ne désirent qu’une chose. Semer le chaos dans ce pays. Je vous propose de nous retrouver avec Mélanie Slob, la nouvelle star du porno, juste après un flash.
L’ASSISTANT. – D’information.