mercredi 28 novembre 2012

La cérémonie

Le 27 novembre, à 17h, à l'Opéra de Lausanne,  la remise officielle des prix et des bourses culturelles 2012 de la Fondation Leenaards a été organisée. J'ai eu l'immense chance et privilège d'être parmi les huit lauréats d'une bourse culturelle en tant qu'auteur dramatique. Pour célébrer ce moment de manière légèrement décalée, j'ai choisi d'écrire un court texte présentant ce que je souhaitais accomplir avec l'argent de ma bourse.

On m’a dit
          Ce serait bien que vous nous écriviez quelque chose pour la cérémonie
          Vous comprenez
          C’est important que chaque boursier se présente
          Donne un bref aperçu de son talent
          De la raison pour laquelle nous avons décidé de le récompenser
          Les photographes photographient
          Les chorégraphes chorégraphient
          Les dessinateurs dessinent
          Les musiciens musiquent
          Donc très logiquement, les écrivains écrivent
          Toutefois
          Comme ce n’est en rien spectaculaire un écrivain qui écrit
          Ce serait préférable que vous écriviez votre texte avant
          Vous nous le lirez le soir de la cérémonie
                      D’accord
                      C’est ce que je vais faire
Et donc je me suis lancé avec beaucoup d’application dans l’écriture d’un texte très lyrique sur la nécessité intérieure qui doit animer l’écrivain
Un texte empli de grandes phrases et de mots compliqués, tous choisis avec soin dans le dictionnaire
Un texte digne de tous les éloges pour les nombreuses références savantes qui le parsemaient
Hier soir, alors que je relisais une dernière fois ma prose pour m’assurer de son excellence, ma compagne m’a dit
          J’espère qu’il sera drôle ton texte au moins
          Tu comprends
          Je ne viens pas à Lausanne pour m’ennuyer
Moi, je me suis senti pâlir
                     C’est une cérémonie officielle
                     Nous serons à l’opéra
                     Je suis obligé d’être un peu sérieux
          Mais qu’est-ce que tu racontes ?
          C’est justement parce que nous serons à l’opéra que tu te dois d’être drôle
Parvenu à ce point de mon récit, il est nécessaire de vous préciser que ma compagne est enceinte
Qui plus est, d’un enfant que nous avons conçu ensemble
C’est la raison pour laquelle, cette nuit, j’ai brûlé mon premier texte et j’ai tenté d’en écrire un autre
C’est difficile d’être drôle
Enfin ce n’est pas si difficile
Mais parfois, à force de vouloir être drôle, on n’en finit par oublier la raison pour laquelle on a commencé à écrire
On est juste dans le gag
La phrase facile
Le texte n’a aucune colonne vertébrale
Ça m’est arrivé une fois
J’ai réussi à écrire une pièce qui contenait la matière pour trente pièces différentes
Mais aucune n’était développée
Alors j’ai décidé de revenir sur cet échec
D’en faire quelque chose de constructif
Il y avait ce court monologue que je souhaite retravailler pour lui donner un format plus ample
Ça commençait comme ça
          Je suis le produit d’une longue lignée de bourgeois bâlois
          Nous avons fait fortune dans la banque et la chimie
          Ma famille se complait dans une image vertueuse
          Cette image a façonné notre imaginaire depuis cent cinquante ans
          Nous sommes parmi les principaux donateurs de l’opéra de Bâle
Vous avez raison
Ce n’est pas très malin de ma part de prononcer ces mots dans cette belle salle récemment rénovée de l’opéra de Lausanne
Mais ne vous méprenez pas
Ce n’est pas moi qui parle
C’est mon personnage
Personnellement je n’ai rien contre la bourgeoisie suisse
Ni contre la Suisse d’ailleurs
Je m’arrête
Je vois ma compagne qui s’agite sur son siège
Ce qui me tient à cœur, c’est de réussir à tisser au sein d’un même texte ce qui ressort de la mémoire collective et d’une mémoire plus intime
Pendant longtemps, je me suis intéressé uniquement à la mémoire collective
A la grande histoire
Un jour, un écrivain que j’admirais beaucoup et que je rencontrais pour la première fois m’a dit
          C’est bien ce que tu écris
          Vraiment
          C’est bien construit
          C’est plutôt intelligent
          On sent que tu connais tes sujets
          Mais pourquoi tu te caches ?
Ça m’a laissé sans voix
Je veux dire
          Oui, le plus souvent, j’étais comme absent de mes textes
          Je me comportais plus en sociologue qu’en véritable écrivain
En réaction à cette rencontre, j’ai écrit
          Je me méfie de l’homme occidental (encore plus quand il est de gauche) 
Une sorte de portrait en creux
Un laminage en règle de la bonne conscience de gauche
De la mienne évidemment
Il y a un thème qui me travaille depuis longtemps
C’est celui de la communauté
Comment elle se forme ?
Comment elle perdure ?
Est-ce sur un projet collectif, un socle de valeurs communes ou contre un groupe social déterminé ?
Moi, quand j’étais enfant, ma mère pour ranger ma chambre me disait
          Ici, nous ne sommes pas chez les bohémiens
Tout le temps, elle me répétait
          Ici, nous ne sommes pas chez les bohémiens
Pourtant elle n’était pas raciste
Elle tenait juste à me signifier
          Ici, nous sommes en Suisse
          Et en Suisse, tout est propre en ordre
          Alors tu vas immédiatement ranger ta chambre
          Sinon tu vas recevoir une branlée dont tu souviendras toute ta vie
C’est ça que je devais comprendre quand ma mère me disait
          Ici, nous ne sommes pas chez les bohémiens
A aucun moment, elle n’aurait osé insinuer que chez les bohémiens, ça puisse être le bordel
Bon
Peut-être un peu
On oublie trop souvent que les mots ont un sens
Que les mots façonnent notre manière de penser
Ils structurent notre esprit
Comme je vais être bientôt papa, j’ai appelé cette pièce à écrire sur nous et les roms
          Tout ira bien 
Comme Wajdi Mouawad, j’ai la croyance un peu folle qu’une des fonctions du théâtre est de redonner du sens à un monde qui en est de plus en plus privé
C’est vrai
Regardez les licenciements et autres plans de restructuration massifs à travers l’Europe
Il y a de quoi se poser des questions
Moi, je suis fils d’ouvrier
Pourquoi est-ce que nous travaillons ?
Pour gagner notre vie ?
C’est quoi gagner sa vie ?
Je ne sais pas si vous avez remarqué
Aujourd’hui le plus souvent, quand on parle des ouvriers, c’est quand ils sont licenciés
Quand ils se transforment en chômeurs justement
Alors j’ai décidé d’écrire un texte sur un ouvrier
Sur la journée d’un ouvrier
Le titre, c’est
          Tu étais vivant mais tu ne le savais pas 
Tout un programme 
Ce que j’aimerais, c’est que la forme même de l’écriture transmette de manière sensible le caractère mécanique du métier d’ouvrier
Mais sans notations émotionnelles, ni sentimentales
Oui
Comment l’écriture est-elle capable de rendre compte du monde ?
Même s’il s’agit ici d’un monde restreint
Un monde caché
Le monde de mes parents
Excusez-moi
Il faut vraiment que je m’arrête
J’ai promis de ne pas faire trop long
Et en plus, je vois au visage de ma compagne que je n’ai pas réussi à être drôle

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