lundi 19 novembre 2012

Ma nuit transfigurée

Texte pour une soirée littéraire à Sévelin 36 à Lausanne. La consigne était d'écrire après avoir vu La nuit transfigurée, chorégraphie de Philippe Saire.

Il y a le souffle d’abord
 Il y a ce que tu sais
Et il y a ce que tu vois
Ce que tu sais, c’est la vie d’Arnold Schoenberg
Son amour pour Mathilde Von Zemlinsky
C’est l’histoire de cette pièce musicale La nuit transfigurée composée en 1899
Son argument
Le poème dont elle est inspirée
Cette promenade nocturne d’un couple d’amoureux
 La femme qui apprend à l’homme qu’elle attend un enfant d’un autre
Cette apologie de la maternité qui efface tout
Qui dépasse toutes les trahisons
Ce que tu sais aussi, c’est la vie d’Antonio Vivaldi
Un compositeur dont tu n’as jamais vraiment apprécié la musique
Mais que souvent
Oui, très souvent, tu as imaginé, grand prêtre roux arpentant l’entrelacs de ruelles de Venise pendant la première moitié du 18ième siècle
Un personnage hors du commun
Un héros pour roman d’aventures
Ce que tu sais encore, ce sont les mots du chorégraphe que tu as lus sur le programme
Ces raisons pour joindre ces deux pièces musicales si dissemblables
Son intention
À quel voyage il voudrait te convier
Et ce que tu vois
Ce que tu vois, c’est ce qui se déroule devant toi
L’espace devant toi
Les corps devant toi
Le silence
          Est-ce que tu dois relier ce que tu sais et ce que tu vois ?
Je veux dire
          Est-ce que ton savoir doit se mélanger à tes perceptions ?
          Est-ce qu’il est important de savoir pour percevoir ?
C’est encore et toujours la même question
          L’œuvre d’art se suffit-elle à elle-même ?
On n’en finit pas avec cette question
Surtout maintenant que tout le monde ne jure que par la médiation culturelle
Cette satanée médiation culturelle
          L’œuvre d’art se suffit-elle à elle-même ?
Même avec la meilleure volonté du monde, tu ne seras jamais ce spectateur idéal
Ce spectateur qui regarde le spectacle devant soi comme si c’était la première fois
Toujours la première fois
Comme dans ce film de Pier Paolo Pasolini que tu aimes tant
Au loin s’en vont les nuages 
 Toi, il y a longtemps que tu as perdu ta virginité de spectateur
Alors arrête de penser maintenant
Arrête de penser
Tu me fatigues
C’est un spectacle de danse
Tu as la chance d’être à l’opéra
Ce n’est pas si souvent que tu vas à l’opéra
La dernière fois, tu ne te souviens même pas quand c’était
Alors profite
Laisse-toi aller
Je sais
Je sais
C’est toujours plus facile à dire qu’à faire
Mais essaie
On recommence ?
Il y a le souffle d’abord
Dans cette grande boite noire, il y a le souffle
Le bruit d’une respiration
Et des hommes aux yeux maquillés
Des hommes aux yeux beaucoup trop maquillés
C’est que tu n’aimes pas ça quand le maquillage est trop voyant
Sur une scène comme dans la vie
Jamais trop de maquillage
De l’attrape-couillon comme le dit si bien une de tes amies
Le regard qui doit se suffire à lui-même
Et leurs casques de cheveux
Ce n’est pas possible ces casques de cheveux
Enfin qu’est-ce que ça veut dire ?
On dirait un boys band
Oui, ils ressemblent aux One direction 
Tu sais
Ce groupe qui affole toutes les adolescentes de la terre
Arrête s’il te plait
Tu es simplement jaloux
Tout ça parce que des cheveux, toi, tu en as de moins en moins
Alors tu voudrais leur arracher leurs casques de cheveux
Les piétiner
Les brûler
Qu’ils ressentent eux aussi dans leur chair la douleur de la perte des cheveux
Et voilà qu’à leur tour, ils tombent
Oui
Leurs casques de cheveux tombent
Réjouis-toi
De vulgaires perruques
Même ceux de la femme tombent
Oui, tu n’as pas encore parlé de la femme
Elle est là
Au milieu de ces quatre hommes
De brune, elle devient blonde
Elle excite leur concupiscence
Eux se préparent au combat
Ils courent autour de la scène comme sur une piste d’athlétisme
Ils aiguisent leurs armes
Toi, tu trouves ça fatigant de toujours devoir se battre
Tu rêverais de ne plus avoir à te battre
Le couple comme refuge
Regarde
Des bois de cerfs envahissent le plateau
C’est parti pour le combat des chefs
Et maintenant, tu penses à The deer hunter 
Explique-moi pourquoi tu penses à The deer hunter ?
Enfin bien sûr, il y a des bois de cerfs sur le plateau
Mais rien de commun avec le film de Michael Cimino et son histoire d’amitié virile sur fond de guerre du Vietnam
Tu as toujours de ces idées bizarres
Franchement, par moment, je ne sais pas ce qui te passe par la tête
Je te jure
Allez
On enlève les bois de cerfs
Oui
On les enlève
Merci
C’est bien tout ce blanc maintenant
C’est peut-être un peu trop tranché comme contraste
Toi, La nuit transfigurée de Schoenberg, tu ne trouves pas ça si noire
Là, tu parles de la musique
De ce qu’elle t’évoque en dehors de toute considération pour le poème dont elle est inspirée
Donc Schoenberg, ce serait le noir
Et Vivaldi, le blanc
Mais qu’est-ce qu’ils font ?
Dis-leur d’arrêter
Ce n’est pas possible
La pauvre costumière
Tous les jours, faut qu’elle nettoie ça
Et les techniciens chargés du plateau
Non
Regarde-les
Ils s’en mettent de partout
Même dans les cheveux
C’est quoi ?
Un rituel de purification ?
Ça doit être ça
Ils se purifient
Ils se lavent de tous leurs pêchés
La concupiscence
L’adultère
L’enfant à naitre
Maintenant ils vont vers la lumière
Ils vont vers le seigneur
Ce n’est pas sans souffrance
Ni joie
Une joie terrible
Il y a l’homme-cerf qui crie
Tu voudrais que son cri te déchire les tympans
Tu voudrais que son cri ne s’arrête jamais
Tes tympans déchirés
C’est la danse des squelettes
Comme dans un film de Jean Rouch
Une tribu africaine se peint le corps en blanc
Elle devient le vivant et le mort dans le même temps
Ton corps transfigurée
Ta nuit transfigurée
Qu’est-ce que tu attends ?
Enlève tes vêtements
Jette ton corps dans la bataille
Roule-toi dans la peinture
Oublie ce qui était avant
Fini la question sur l’œuvre d’art qui doit se suffire à elle-même
Tu n’as plus qu’à crier toi aussi
Sentir la vie te traverser
Ne plus être que mouvement
Épure du geste
Marche en avant
Tentative pour échapper à la mort
Transfigurer la mort
Trop tard
Trop tard
D’abord
D’abord, il y a le souffle

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