jeudi 4 juillet 2013

Nouveau monde - Scène 2

Essai de tragédie au temps des machines, l'écriture de Nouveau monde a été longue puisque trois ans sépare la première version du texte de la dernière, terminée en décembre 2012. Le texte a bénéficié d'une bourse de Pro Helvetia, fondation suisse pour la culture pour son écriture.

TOUT VA BIEN 

ANNE et THOMAS. 

ANNE. – Ce ne sont pas de mauvais bougres. Ils ont besoin de temps pour se laisser apprivoiser. Ils parlent fort. Mais ils ne sont pas bien méchants. Tu m’as l’air d’être un brave garçon. Peut-être un peu maladroit. Mais qui n’est pas maladroit ? Moi, à la maison, je suis incroyablement maladroite. Il y a deux jours, j’ai réussi à faire tomber une pile d’assiettes. Elles m’ont glissé des mains. Je voulais les ranger dans le buffet de la salle à manger et elles m’ont glissé des mains. Boum. Sur le sol. Hier soir, après la vaisselle, j’en ramassais encore des morceaux. Des assiettes qui ont appartenu aux parents de mon mari. Boum. Sur le sol. L’histoire de ses parents en mille morceaux. A l’usine, je ne peux pas me permettre d’être aussi maladroite. Il y a eu beaucoup de changements ces dernières années. Des changements accomplis pour notre bien à tous. Tous les chefs d’atelier progressivement liquidés ou rétrogradés. On nous a dit. Vous n’en avez plus besoin. Vous avez atteint votre pleine maturité. Dorénavant vous serez vos propres chefs. Il ne restera plus que quelques contremaitres pour superviser la production des différents secteurs. Penses-tu que nous sommes plus heureux ? Avant l’ennemi, c’était le patron. Aujourd’hui nous avons nos noms sur un tableau. Il y a six mois, la direction nous a offert un joli plan social en remerciement pour nos sacrifices de ces dernières années. Pour tous les acquis auxquels nous avions déjà progressivement renoncé. L’usine qui n’était plus rentable. Nous qui coûtions trop cher. Un quart du personnel à la rue. Personne ne savait qui serait licencié. L’ambiance est devenue de plus en plus détestable. PEDRO et TAREK se sont battus. Des amis de quinze ans qui se battent. Depuis le mois dernier, la direction réengage du personnel. Rien que des intérimaires. Des jeunes qui n’ont jamais connu l’usine avant. Qui se moquent de savoir ce qui a pu se passer ici. Comprends que ça nous mette en colère. Comprends que nous ne soyons pas très heureux de te voir débarquer chez nous. Nous avons des connaissances, des amis, qui se sont retrouvés du jour au lendemain privés de tout. Moi, ce système, je ne le comprends pas. Je ne connais pas le nom de celui qui l’a inventé. Mais il devait être sacrément malin. Nous avons tout essayé. La discussion. Les grèves. Même aller dans le sens du patron. Rien n’a marché. Peut-être que ça a empiré. Enfin je ne sais pas. Tu ne m’as pas dit ton nom. Comment tu t’appelles ?
THOMAS. – THOMAS.
ANNE. – C’est un beau prénom. THOMAS. Saint Thomas. Celui qui ne croit que ce qu’il voit. Tu en verras de belles ici. Moi, c’est ANNE. Je ne t’ai pas fait peur, THOMAS, avec mon discours sur l’usine ?
THOMAS. – Non, madame.
ANNE. – Ici, tout le monde se tutoie. Faudra prendre le pli si tu tiens à te faire accepter.
THOMAS. – Depuis combien de temps travaillez-vous, travailles-tu ici ?
ANNE. – Dix-sept ans. Après la naissance de ma fille. Avant j’ai travaillé à gauche, à droite. Comme serveuse. Vendeuse dans un magasin de chaussures. A distribuer des prospectus dans les boites aux lettres. Puis j’ai été engagée ici. Une toute autre époque. Il y avait plein d’avantages. Des primes. Nous avions droit à un treizième mois. Une grande usine comme celle-là, c’était le rêve. L’aboutissement d’une carrière. Quel âge tu as dit que tu avais ?
THOMAS. – Vingt-trois ans.
ANNE. – C’est jeune pour se retrouver ici.
THOMAS. – Mon père a commencé à travailler sur des chantiers à quinze ans.
ANNE. – C’était avant.
THOMAS. – C’est du provisoire l’usine. Trois. Peut-être quatre mois. Après je pars pour un long voyage et j’écrirai.
ANNE. – Qu’est-ce que tu écriras ? Un roman ?
THOMAS. – Je ne sais pas trop. Je n’ai pas encore décidé. Peut-être l’histoire de ce que j’aurai vu ici.
ANNE. – Qui ça pourrait intéresser ?
THOMAS. – On verra bien.
ANNE. – Tu as faim ? Tu as apporté quelque chose à manger ? J’ai des gâteaux.
THOMAS. – Ce n’est pas encore l’heure de la pause.

La sonnerie de la pause retentit. 
ANNE sourit.

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