mardi 15 septembre 2015

Invisible

Extrait de "Nous sommes tous des pornstars", création le 8 septembre 2015 à la Bâtie, festival de Genève.

Tu marches dans la grande ville
Jusqu’à ce que tes pieds ne puissent plus te porter
Jusqu’à ce que tu t’effondres
          Que ton corps te lâche
           T’abandonne
Et personne pour te voir
Pour prêter attention à toi
Tu es devenu invisible
C’est arrivé comme ça
Il paraît que certaines personnes s’entrainent pour y parvenir
Que c’est une sorte de métier
          Devenir invisible pour échapper au regard de la police
Mais toi, tu n’as rien demandé
Et les autres Souvent ils se cognent à toi
Te laissent à moitié sonné pour continuer leurs chemins
Et tu ne dis rien
Tu ne protestes pas
Mais que pourrais-tu dire ?
Il y a si longtemps que tu n’as pas parlé
Juste quelques mots en cas d’absolu nécessité
Pour le reste, rien
Enfin rien qui ressemble à une conversation entre êtres humains
C’est arrivé comme ça
Progressivement
La disparition du langage
La disparition des mots dans ta bouche
Cette terrible sensation de perte
Mais tes yeux
Oui, tes yeux
Ils continuent à voir tes yeux
Plus précis que des caméras de vidéosurveillance
Ils aspirent tout
Une modélisation parfaite de la réalité
Par tes yeux, tu ressens la moindre texture
L’extrême complexité de certaines formes
Les températures
Et tous ces corps
Ces corps que ton regard enregistre
Scanne
Dissèque
Partout il y a les corps des femmes dans la rue
Dans les vitrines des magasins
Sur les panneaux publicitaires
En devanture des kiosques à journaux
Tu aimerais tellement qu’elles te regardent
          Que ces femmes te regardent
          Qu’elles te parlent peut-être
Alors aujourd’hui tu t’arrêtes
Tu t’arrêtes devant une vitrine d’un magasin de vêtements
Une de ces chaines qui pullulent dans toutes les villes d’Europe
Et là, qui te fait face, il y a cette femme beaucoup plus grande que toi
Il y a cette femme gigantesque
Tu ne vois que la moitié de son corps
Elle est en maillot de bain
Un immense sourire sur le visage
Elle s’en moque de la pluie au dehors
Elle s’en moque du froid glacial qui te transperce les chairs
Elle offre son corps bronzé et plein de vie aux regards des autres
Elle s’en moque de ce que tu peux penser
Car elle sait au plus profond d’elle-même qu’elle est belle
Et toi, tu ressens ce besoin irrépressible de la toucher
Ça t’envahit
Te submerge
C’est comme un gouffre impossible à satisfaire
Pas seulement parce qu’une vitre vous sépare
Pour elle, tu n’existes pas
Maintenant tu voudrais crier
Dire que les corps de ces femmes dans les rues, ce n’est plus possible
Que tu pourrais faire quelque chose de mal
Que la solitude, ce n’est plus possible
Que tu as simplement besoin d’un peu de chaleur
Que quelqu’un te prenne dans les bras
Te serre contre lui
Te reconnaisse en tant qu’être humain