lundi 21 juin 2010

Le soldat

Extrait d'Ecorces créé en mars 2010 au Théâtre Le Poche à Genève. Soit le quotidien de deux sœurs et le parcours d'un soldat dans un état soumis à la dictature.


LE SOLDAT. – Nous recevons l’ordre de nous rendre au village de R., près de la frontière nord-est. C’est l’hiver. Il fait très froid. J’ai été appelé sous les drapeaux quatre mois auparavant. Je n’ai aucune expérience de la guerre. C’est ma première confrontation avec l’ennemi. Au cours de mes quatre premiers mois de service, je ne me suis pas éloigné à plus de vingt kilomètres de la base. Le lieutenant nous a donné une demi-heure pour mettre notre tenue de combat, préparer notre paquetage et nous rendre sur la piste d’envol des hélicoptères. Nous ne recevons aucune précision sur le temps que doit durer la mission. Un sergent pense que dès ce soir nous serons de retour à la base. Un autre que c’est une mission test pour vérifier nos aptitudes. Savoir si nous avons assimilé notre entraînement. Je suis un peu nerveux. Mes intestins me le font sentir. Je me précipite deux fois aux chiottes en moins de quinze minutes. J’enfile ma tenue de combat. Je vérifie rapidement mon fusil. Boucle mon paquetage. Sort du baraquement. Je regarde ma montre. Je suis dans les temps. Il faut moins de dix minutes pour rejoindre la piste de décollage. Il s’est mis à pleuvoir. Une petite pluie fine qui pénètre mes vêtements. J’ai encore envie de chier. Je serre les fesses. J’atteins la piste d’envol. Les hélicoptères sont prêts à décoller. Le lieutenant est déjà là. Il s’occupe de la répartition des hommes dans les hélicoptères. Je m’assois vers l’arrière. Très vite, nous sommes serrés les uns contre les autres. On dirait des sardines. J’ai à peine de la place pour remuer les pieds. Un gars à côté de moi pleure. Je fais comme si je ne le voyais pas. Je finis par lui donner un mouchoir. Il le prend sans me regarder. Il se mouche bruyamment. Je baisse le visage. Je sens bien qu’il a honte de pleurer. Les hélicoptères décollent enfin. Je me cramponne comme je peux à une barre de sécurité. Ça bouge beaucoup. J’ai des hauts le cœur. La radio transmet des messages de la base et des autres hélicoptères. Je ne comprends rien. Avec la vitesse et l’altitude, le froid se fait plus intense. J’essaie de me protéger tant bien que mal. Je ferme les yeux. Le temps passe lentement. J’ai toujours envie de chier. Personne ne parle ou presque. Deux ou trois gars fument des cigarettes. Le trajet dure pratiquement deux heures. Le paysage s’est transformé plus nous montions vers le nord-est. Le nombre d’habitations a diminué. Il y a plus de forêts. Les routes paraissent plus endommagées. Les hélicoptères nous déposent dans un grand champ et repartent aussitôt. Je suis tout ankylosé. Je me casse la gueule en sautant de l’hélicoptère. Je cours dans un coin pour me soulager. Mes intestins se tordent dans tous les sens. Une minute de plus et j’aurais chié dans mon pantalon. La pluie sur mes fesses est glaciale. Je n’ai rien pour m’essuyer. J’arrache des feuilles à un buisson. Le lieutenant nous appelle. Je me dépêche de retourner vers le groupe. Le lieutenant inspecte nos tenues. Vérifie l’état de nos armes. Je reboutonne mon pantalon avant qu’il me fasse une remarque. Le lieutenant s’écarte de quelques mètres. Prend la parole. Nous sommes à dix kilomètres du village qui constitue notre objectif. Un groupe de terroriste y a trouvé refuge. Nous avons pour mission de le débusquer et de l’éliminer. Vous devez être prêts à toute éventualité. Les terroristes pourraient être fortement armés et prévenus de notre arrivée. Nous chargeons notre paquetage. Nous nous mettons en marche. Le terrain est faiblement accidenté. La progression facile. Malgré le froid, je ne peux pas m’empêcher de transpirer. Nous avançons en file indienne. Cinq hommes ont été envoyés en éclaireurs. Le lieutenant conduit le gros de la troupe. Il nous impose une cadence soutenue. Régulièrement nous butons sur le camarade qui est devant nous et manquons de tomber. Je commence à avoir mal à la tête. Quel con. J’ai oublié mes aspirines à la base. La pluie transperce mon uniforme. Je suis tout humide. Le lieutenant nous fait stopper au sommet d’une petite butte. Le village est en contrebas. Il ne doit pas compter plus de deux cent cinquante habitants. De la fumée s’élève des cheminées. On voit quelques personnes dans les rues. Des animaux aussi. Le lieutenant nous déploie en ligne. Nous descendons en progression lente vers le village. Je suis prêt à tirer au moindre mouvement suspect. Mon mal de tête empire. Mes boyaux se tordent à nouveau dans tous les sens. Bordel. Un chien aboie. Un enfant nous repère. Il court à l’intérieur d’une maison. Un vieillard en sort. Il doit avoir pratiquement quatre-vingt ans. Il marche avec une canne. Il s’approche de nous. Le lieutenant nous fait signe de nous arrêter.

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