lundi 21 juin 2010

La mort de Margherita "Mara" Cagol

Extrait de Naissance de la Violence (une histoire d'amour) créé en janvier 2007 à la Grange de Dorigny à Lausanne. Soit l'histoire des brigades rouges en Italie à travers les vies de Renato Curcio et Margherita Cagol.


LA FEMME. – Le 5 au matin, je te téléphone depuis Acqui Terme. Vallerino est calme. Il ne se plaint pas. J’ai hâte que cela se termine. Je rentre à la ferme Spiotta. Je suis terriblement fatiguée. J’ai été de garde toute la nuit. J’ai besoin de dormir. Mes yeux se ferment tout seul pendant le trajet du retour. Je dois faire un effort pour les garder ouverts et ne pas avoir d’accident. Le camarade est à son poste. Devant la fenêtre. Je vais me reposer. Continue de surveiller. Si tu vois quelque chose d’anormal, réveille-moi. Je monte vers une des chambres à l’étage. Je trébuche dans les escaliers. Je m’affale sur le lit. Je m’endors immédiatement. Un sommeil lourd. Sans rêve. Je suis réveillée par des coups sourds frappés à la porte. Je n’ai pas dû dormir plus d’une heure ou deux. Je bondis vers la fenêtre. Dehors, je vois trois carabiniers. Je sors de la chambre. Je dévale les escaliers. Le camarade me regarde l’air ahuri. Qu’est-ce qui s’est passé ? Je me suis endormi. Merde. Merde. Si au moins, nous avions mis le tronc sur le chemin. Qu’est-ce qu’ils font ? Ils n’ont pas l’air de vouloir partir. Ils ont dû repérer les voitures. Bordel. C’est trop con. Se faire pincer comme ça. Nous ne pouvons pas rester là. Nous devons sortir d’ici. C’est notre seule chance. Prends ta mitraillette et les grenades. Grouille. Plus nous leur laissons du temps, plus ils peuvent s’organiser. Appeler des renforts. Que faisons-nous de Gangia ? Nous le laissons où il est. Merde à Gangia. Nous devons sauver nos peaux. C’est la priorité. Ouvre la porte. Je sortirai la première. Maintenant. Je crois que j’ai peur. Je n’ai pas le temps d’y penser. Je me retrouve face aux trois carabiniers. Ils n’ont pas l’air surpris. Les coups de feu éclatent par rafale. Un bruit assourdissant. Mes mains sont comme collées au pistolet mitrailleur. J’ai subitement chaud. Une grenade explose. Deux carabiniers tombent. Le troisième s’enfuit. Du sang coule de mon bras. Il est très rouge. J’ai dû recevoir une balle. Dans la panique, je ne sens rien. Je cours jusqu’aux véhicules. Je saute dans une des voitures. Le camarade monte dans la deuxième. Je démarre plein gaz. La voiture patine un peu. Elle avance. Je contourne la ferme. Je me retrouve face à la fourgonnette des carabiniers. Elle gène le passage. J’essaie de l’éviter. La voiture se coince dans le fossé. Le camarade ne fait pas mieux. Il y a un autre carabinier près de la fourgonnette. Il devait appeler les renforts. Sortez de vos véhicules. Sortez de vos véhicules. Les mains en l’air. Je ne le répèterai pas. Je suis un peu sonnée. Je n’ai plus d’arme. J’ai dû la laisser tomber quand je suis montée dans la voiture. Mon cœur bat la chamade dans ma poitrine. Des gouttes de sueur me tombent du front. Je sors de la voiture. Mon corps chancelle. Je me retiens à la portière. Les mains en l’air. Les mains en l’air. Dans le champ. Assis. Plus vite que ça. Il me reste deux grenades. Fermez-la. Le carabinier se dirige vers l’avant de la ferme. Maintenant. Le camarade jette sa grenade. Elle explose. Rate sa cible. Je n’arrive pas à courir. Je voudrais mais je n’y arrive pas. C’est trop tard. Le carabinier est déjà sur moi. Le camarade a réussi à s’enfuir. Il disparaît derrière un talus. Je resterai là. Je n’entends plus rien. Aucun bruit. Ni même le souffle de ma respiration. Tout est blanc. Je suis fatiguée. Je crois ne jamais m’être sentie aussi fatiguée. Si le carabinier me parle, je ne l’entends pas. Je pense à toi. Je pense à nos montagnes. Je pense à notre voyage de noces qui a été si court. A l’enfant que nous n’avons pas eu. Je pense à mes parents. A mon père qui est malade et que je ne reverrai pas. Quand je lève enfin les yeux, je suis calme. Détachée. Le troisième carabinier, celui qui s’était enfui, s’approche de moi. Il tient son pistolet devant lui. Colère et détermination dans les yeux. Je sais ce qu’il va faire. Je le sens à sa façon de marcher. De s’approcher de moi. L’autre carabinier le sent aussi. Il ne dit rien. Ses collègues sont tombés. Je suis déjà à terre. Je ferme les yeux pour ne rien sentir. Je ferme les yeux pour ne penser à rien. C’est inutile. Le carabinier place son arme sous mon aisselle gauche à proximité du cœur. Je suis morte avant que le bruit de la balle ne résonne dans la campagne environnante.

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