samedi 19 juin 2010

Marcel

Extrait d'Une histoire suisse, spectacle créé en avril 2010 au Théâtre Saint Gervais Genève. Soit la traversée subjective de l'histoire de ce beau pays de 1291 à nos jours. Les éléments biographiques de la vie de Marcel Ospel, ancien dirigeant de la banque suisse UBS, sont exacts.

MARCEL. – My name is Marcel. Mon nom est Marcel. J’ai grandi dans un quartier ouvrier de la ville de Bâle. De mon père, j’ai appris les valeurs du travail et de la discipline. J’ai très vite quitté l’école pour apprendre sur le tas les métiers de l’argent. Quand des jeunes gens de mon âge s’amusaient à la révolution, je jouais des coudes à la bourse de Bâle. Mon premier salaire d’apprenti s’élevait à 1320 francs par année. En 2006, il était de 26 millions de francs. Soit 2,2 millions par mois. Soit 1320 francs en cinq minutes et cinquante-cinq secondes. A ce jour, je me suis marié trois fois. J’aime les belles voitures. De préférence de marque allemande. En 1972, je suis entré comme employé à la société des banques suisses. A force de travail, j’en ai gravi les échelons. En 1984, déçu par le manque de dynamisme et de vision internationale de la SBS, je la quitte pour Merrill Lynch. L’évaluation de mon ancien supérieur à la SBS est la suivante.
ADRIANA. – Une personne compétente, qui se donne au maximum pour prouver ses compétences. Très ambitieux, réfléchit de façon matérielle, pourrait commettre des erreurs en raison de sa forte ambition. Doit être contrôlé.
MARCEL. – Doit être contrôlé. Quand je reviens à la SBS en 1987, c’est avec l’objectif d’en prendre la direction. En 1993, je suis déjà en charge de la partie banque d’affaires. Je suis un des principaux acteurs du rapprochement entre la SBS et l’UBS. Je n’ai jamais caché mon ambition. Cela n’a pas été sans provoquer des heurts avec mes anciens supérieurs. Depuis que j’ai commencé dans ce métier, les Etats-Unis me fascinent. Contrairement à la Suisse et à sa morale étriquée, les Etats-Unis voient tout en grand. Bigger than life. C’est le travail qui est récompensé. C’est cet esprit que j’ai souhaité importer en Suisse. Chacune de mes décisions a été prise dans le souci de l’intérêt de mon pays. On m’a accusé d’avoir pêché par orgueil. D’avoir été trop ambitieux. Depuis quand l’ambition est-elle un crime ? Que me reproche-t-on exactement ? De m’être enrichi ? Sur l’argent que j’ai gagné, j’ai payé des impôts. Je ne me suis pas soustrait à mon devoir de citoyen. Par mon labeur, j’ai apporté à la communauté. On a construit des routes. Des écoles. J’entends ici et là qu’on voudrait me faire un procès. C’est une statue qu’on devrait m’élever.
ADRIANA. – Chéri ?
MARCEL. – Oui. Amour.
ADRIANA. – Des messieurs désirent s’entretenir avec toi.
MARCEL. – Qui ça ?
ADRIANA. – Ils ne m’ont pas donné leurs noms.
MARCEL. – Tu ne leur as pas demandé ?
ADRIANA. – J’ai oublié.
MARCEL. – Ce n’est pas grave amour. Ne pleure pas. T’ont-ils exposé la raison de leur venue ?
ADRIANA. – Ils m’ont dit que c’était pour une affaire confidentielle. Je n’ai pas insisté.
MARCEL. – Tu as bien fait. Amour ?
ADRIANA. – Oui ?
MARCEL. – Fais les entrer.
ADRIANA. – C’est déjà fait.
MARCEL. – Tu aurais dû me le dire plus tôt. Où sont-ils ?
ADRIANA. – A côté de moi.
MARCEL. – Qu’ils approchent. Messieurs, ne soyez pas timide. Vous êtes venus voir le grand homme. Je sens à votre aura que vous êtes inquiets. L’avenir vous fait peur. Vous êtes en quête de réponse. Je suis là pour vous aider. Amour ?
ADRIANA. – Oui.
MARCEL. – Sers des rafraîchissements à ces messieurs. Ils ont la gorge sèche.
ADRIANA. – Tout de suite.
MARCEL. – La vue est belle. Depuis que j’ai acheté cette maison, je ne m’en lasse pas. Je pourrais rester des heures à la contempler. Malheureusement mes nombreuses activités ne m’en laissent guère le temps. Ne soyez pas impressionnés. Je ne suis qu’un homme.
LE CHŒUR DES RETRAITES RUINES ACTIONNAIRES DE L’UBS. – Nous sommes.
MARCEL. – Vous êtes ?
LCDRRACLUBS. – Nous sommes.
MARCEL. – Vous êtes ?
LCDRRACLUBS. – Nous sommes.
MARCEL. – Ce n’est rien. Respirez profondément et parlez.
LCDRRACLUBS. – Nous sommes le chœur des retraités ruinés actionnaires de l’UBS.
MARCEL. – Enchanté. Je ne savais pas qu’il y avait un chœur parmi les retraités ruinés actionnaires de l’UBS. Quelle excellente surprise. Le chœur d’ouverture de La passion selon Saint Mathieu de Jean-Sébastien Bach m’émeut au plus au point. Je l’écoute avec bonheur le dimanche après-midi après une petite promenade revigorante dans les alentours.
ADRIANA. – Je suis de retour.
MARCEL. – Tu as fait vite amour. Tu es vraiment parfaite. Je ne regrette pas de t’avoir épousée.
ADRIANA. – Moi non plus chéri.
MARCEL. – Ces messieurs sont le chœur des retraités ruinés actionnaires de l’UBS.
ADRIANA. – Très heureuse.
MARCEL. – Je me demande. Est-ce un ensemble musical soutenu par l’UBS ? Question idiote me direz-vous. Sinon il n’y aurait pas le nom UBS dans votre appellation. Quel est votre répertoire ? La musique classique ou la musique populaire ? Il y a cette chanteuse moitié suisse, moitié américaine un peu folle qui pratique le yodle. Quel est son nom déjà ? Nous l’avons entendue en concert une fois amour. Tu t’en souviens ? C’était plutôt amusant.
LCDRRACLUBS. – Nous sommes venus vous demander.
MARCEL. – Demandez. Demandez.
LCDRRACLUBS. – Nous avons été ruinés.
MARCEL. – C’est une tragédie. J’ai moi-même connu quelques revers de fortune. Je suis contraint de vivre sur mes économies.
LCDRRACLUBS. – Par votre faute.
MARCEL. – Comment par ma faute ? Je ne vous connaissais pas avant aujourd’hui.
LCDRRACLUBS. – Nous exigeons réparation.
MARCEL. – Vous n’exigez rien messieurs. Un peu de sérieux. Je vous accueille dans ma maison. Ma ravissante épouse vous offre des rafraîchissements. La musique est un métier difficile. Ce n’est pas pour autant que vous êtes en droit de vous en plaindre à moi. Si votre requête a un lien avec le Festival de Verbier, veuillez vous adresser à la section sponsoring de l’UBS.
LCDRRACLUBS. – Nous demandons l’ouverture d’une enquête.
MARCEL. – Vous demandez. Vous demandez. Cette manie qu’ont les gens aujourd’hui de faire des procès pour un oui, pour un non. Si je me place souvent en admirateur des Etats-Unis, je dois avouer que cette judiciarisation de la société me déplait au plus haut point. C’est le symbole d’une société qui n’assume plus de prendre des risques. Qui souhaiterait que tout soit prévisible.
LCDRRACLUBS. – Nous nous érigeons en tribunal populaire.
MARCEL. – Messieurs. J’ai su me tenir loin de toute cour de justice jusqu’à ce jour. Ce n’est pas à mon âge qu’on me fera un procès. Votre colère est peut-être justifiée. Je refuse d’être votre bouc émissaire. Si vous cherchez un responsable à vos malheurs, choisissez quelqu’un d’autre. Dieu par exemple.
LCDRRACLUBS. – Nous nous érigeons.
MARCEL. – Amour ?
ADRIANA. – Chéri ?
MARCEL. – Il est temps de raccompagner ces messieurs à la porte de notre humble demeure.
ADRIANA. – Vous avez entendu mon mari.
LCDRRACLUBS. – Nous exigeons réparation.
MARCEL. – Il me reste quelques amis très chers à l’UBS. Je leur demanderai de couper net le soutien à votre chorale. Vos jours sont comptés messieurs.
LCDRRACLUBS. – Nous exigeons réparation.
MARCEL. – Je comprends mieux pourquoi je n’ai jamais entendu parler de vous.
LCDRRACLUBS. – Nous exigeons réparation.
MARCEL. – Votre répertoire est des plus limité.
LCDRRACLUBS. – Nous exigeons réparation.
MARCEL. – Moi aussi, j’exige réparation. C’est un scandale. Une horreur. Une ignominie. Une offense à la musique.
ADRIANA. – Ils sont partis chéri.
MARCEL. – Amour ?
ADRIANA. – Oui.
MARCEL. – Viens près de moi. Ne laisse plus entrer personne aujourd’hui. Ces plaisantins m’ont fatigué.
ADRIANA. – Très bien chéri.
MARCEL. – Regarde. C’est beau, n’est-ce pas ?

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