lundi 28 juin 2010

F.

Extrait de F., pièce en cours d'écriture. C'est avec ce projet de pièce que je viens d'être lauréat de l'édition 2010 de Textes-en-Scènes (avec Antoinette Rychner, Dominique Ziegler et Wolfram Hoell), concours organisé par la Société suisse des auteurs, Pro Helvetia, le Pour-cent culturel Migros et l'Association des autrices et auteurs de Suisse (AdS). Il s'agit d'un atelier d'écriture en résidence avec pour finalité de porter les textes des auteurs lauréats à la scène. Le théâtre Le Poche à Genève s'est engagé à suivre mon travail.

F. – Ils m’ont enfermé pour me faire taire. Ils savent que je connais tous leurs secrets. Leurs entorses aux législations nationales et internationales. Leurs différents trafics à travers le monde entier. Le saccage de régions entières. Leurs malversations financières. Les comptes truqués et les bilans arrangés. Toutes les grèves qu’ils ont brisées et celles qu’ils ont initiées. Les syndicalistes assassinés. Les pères sans emplois et contraints de mendier. Les enfants malades et mutilés. Les mères éplorées et laissées dans l’ignorance. Les politiciens à leurs bottes. Les administrations dévoyées. Les ONG censées les critiquer mais financées par eux. Je sais le rôle du mensonge et de la manipulation dans leur ascension. Les groupes de presse qu’ils ont achetés. Les articles complaisants écrits par des journalistes invités à leur table. Les programmes télévisés produits pour abêtir les masses. Les menaces d’attentats terroristes pour distiller la peur. Je sais tout d’eux et de ce qu’ils font. Je connais chacun des rouages de l’organisation. Je sais chacun des noms des personnes les plus hauts placées dans la hiérarchie. Ceux de leurs complices. Les mercenaires. Les espions. Les assassins. Je suis en mesure de les briser et c’est la raison pour laquelle ils m’ont enfermé. Je ne suis pas un de ces hommes que l’argent corrompt. Un de ces hommes auquel un compte en banque bien fourni offre une conscience. Un de ces hommes qui craint trop pour sa vie pour en risquer le prix. Un de ces hommes persuadé de ne pas crever d’un cancer fulgurant ou de toute autre maladie à taux élevé de mortalité. Je sais que vous êtes là. Vous m’écoutez. Vos yeux sont rivés sur moi. Derrière ces parois de verre, vos caméras m’espionnent et reproduisent sur des milliers d’écrans chacune de mes respirations. Chacun de mes gestes. Qu’elles enregistrent chacun de mes mots. Des mots qui sont ensuite analysés et commentés. Des mots qui donnent lieu à des centaines de pages de rapports. Des rapports qui sont ensuite étudiés et archivés. Regardez mon visage. Regardez mes yeux. Mon nez. Ma bouche. Mes oreilles. Regardez mes mains. Mes pieds. Ma bite. Mes couilles. Vous n’avez pas encore compris ? Juste un souffle et vous vous écroulez. Aucune barrière ne sera jamais assez forte pour empêcher une parole de circuler. Vous n’avez pas le droit de me tuer. Il vous l’a formellement interdit. Ecartez-le de mon chemin mais laissez-le vivre. Ce sont les mots qu’il a prononcés. Lui. Le nouveau grand patron. The big boss. The one. The chief. De quelle générosité vous avez fait preuve. Vous avez daigné m’accorder la vie. Je vous en saurai éternellement reconnaissant. Hé, tu m’entends ? Je te remercie. Je m’abaisse devant vous mon seigneur. Je ne suis pas digne de vous baiser les pieds. Vous avez été si bon pour moi. Vous avez été un soleil dans ma vie. Je resterai jusqu’à la fin de mes jours votre humble serviteur. La lumière que vous avez eu la grâce de déposer sur moi ne s’effacera jamais. Il était là dans son costume trois pièces taillé par un couturier italien. Rasé de prêt. Avec son sourire d’ange déchu. Son teint pâle. Ses cheveux coupés courts depuis qu’il a endossé son nouveau rôle. Moi qui croyait naïvement qu’il était venu m’ouvrir les portes de son royaume. Faire de moi son plus fidèle conseiller. Qu’ensemble nous reformerions l’organisations. Que nous ferions le ménage. Que désormais notre seule tache serait de répandre le bonheur autour de nous. Que nous redonnerions la joie de vivre aux plus démunis. Tous ces rêves que nous avions imaginé accomplir le moment venu. Lui s’est détourné du chemin. Oublié mes enseignements. Oublié nos discussions. Tous ces moments que nous avons passé ensemble. Envolés. Cette soif de justice et de liberté qui nous animait. Envolée. Le pouvoir corrompt. Le pouvoir ronge les chairs. Souille les âmes. Le pouvoir s’offre à celui qui le désire le plus. J’aime la bonne chair et le vin. J’aime les femmes et le sexe. Je m’amuse. Je chante. Je danse auprès des miens. Cette humanité abjecte que je chéris depuis l’enfance. Les pauvres. Les faibles. Les handicapés. Les voleurs. Ceux que la vie n’a pas favorisés. Les moches. Les abrutis. Tous ceux qui ne se sont jamais sentis à leur place. Qui ont l’impression d’être des pions dans un jeu d’échec. C’est dans ce monde que je suis devenu ce que je suis. Un monde où dès mon plus jeune âge, j’ai appris à garder la tête droite. C’est de mon grand-père que je tiens ça. Quoi qu’il arrive, garde la tête droite. C’est à ça que tu reconnais un homme. Il conserve sa dignité en toute circonstance. Il ne s’abaisse jamais devant personne. C’est la seule chose que tu as sur cette foutue terre, mon garçon. Tache de t’en souvenir. Je m’en suis souvenu. C’est une des rares choses que je n’ai jamais oubliée.

1 commentaire:

  1. Il s'avère que j'ai choisi en accord avec Textes-en-scènes de changer de projet d'écriture. De travailler sur une pièce sur la famille. J'écrirai F. ultérieurement.

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